Territoires : Île-de-France


Dans la tour d’une cité d’Ivry-sur-Seine, Ramatoulaye répète un opéra en allemand pour une représentation prochaine sur la scène de l’Opéra-Comique. Grâce à un programme récent et unique en France qui sélectionne une partie de ses effectifs dans les quartiers populaires d’Île-de-France, cent vingt élèves âgés de 8 à 25 ans suivent une formation musicale à l’Opéra-Comique tout en poursuivant leurs études dans des établissements publics partenaires. Ils grandissent sur scène et deviennent des citoyens éclairés. Contre un repli identitaire grandissant dans l’Hexagone, ce projet photographique vise à montrer comment l’art peut contribuer à l’égalité des chances.

Jéromine Derigny
Jéromine Derigny

Née en France en 1971. Vit à Bagnolet. Diplômée de l’École nationale supérieure Louis- Lumière en 1992, Jérômine Derigny suit une formation de photojournalisme à l’Émi-CFD en 1998. Son travail se focalise sur des thématiques à caractère social et humaniste et s’intéresse aux futurs durables, générateurs de liens sociaux. Elle interroge les mutations et les grands enjeux de ce monde comme le climat ou l’urbanisme. Son travail est exposé et publié dans la presse nationale. Elle est membre du collectif Argos.

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Journal de bord

MAI 2022

13 mai 2022

Le 14 avril, je recevais le mail de la BnF me confirmant que ma proposition de sujet était retenue. J’allais donc enfin pouvoir travailler sur la Maitrise Populaire de l’Opéra-Comique. J’avais repéré cette école il y a deux ans. Je rêvais de faire un reportage au long cours sur ce sujet. Je l’avais déjà proposé à plusieurs rédactions sans succès et je ne me sentais pas assez solide pour le porter seule. J’avais dans mes tiroirs plusieurs sujets invendus.

Le 13 mai, la Maitrise Populaire me proposait plusieurs dates pour commencer le travail dans leurs murs. Mon boitier me démangeait ! J’avais pris le temps de grappiller toutes les infos possibles sur l’agenda de l’Opéra-Comique, mais aussi auprès d’élèves de la Maitrise que je connaissais. J’avais dressé une liste des évènements auxquels je voulais assister. Le rendez-vous était pris pour le concert de chant du 22 mai !

D’ici là je prendrai le temps d’un entretien téléphonique pour affiner mes besoins et caler les détails des prochains rendez-vous.

Journal © Jéromine Derigny
Journal © Jéromine Derigny
Journal © Jéromine Derigny
Journal © Jéromine Derigny

 

22 mai 2022

Dimanche 22 mai Première journée de prise de vue, à l’Opéra-Comique Selon la feuille de route reçue, j’ai rendez-vous à 10h30 rue Favart, pour la répétition du spectacle « Chansons à partager », en chant signé. Je retrouve tous les élèves distribués (une bonne quarantaine), et les suis dans les dédales de l’Opéra. Je vais devoir trouver mes marques, mais pour l’instant je me perds dans ce labyrinthe, parmi tous les escaliers qui mènent au « Petit Théâtre » dit « le grenier ». Un pic-nic dans l’Opéra est pour moi l’occasion de commencer à discuter avec les élèves. Je me présente de groupe en groupe pour leur expliquer mon projet. J’essaye de comprendre quels seront les rendez-vous importants avant la fin de l’année scolaire. Je ne fais pas de photos de ce premier concert. J’écoute, je profite du spectacle, et me remplis d’émotions. Ce soir mon boitier est plein de ces images des répétitions, des échauffements, des moments détente et de concentration. C’est un lieu magnifique.

©Jéromine Derigny
Journal © Jéromine Derigny
Journal © Jéromine Derigny
© Jéromine Derigny

 

23 mai 2022

Après ma première journée de prise de vue, je décharge plus de 600 photos sur mon ordinateur … C’est énorme par rapport à ma moyenne habituelle. Je fais un premier tri très grossier, puis je décide de laisser reposer tout cela avant de faire un editing plus affiné.

JUIN 2022

Mardi 12 juin

L’organisation s’est calée, les programmes s’enchaînent : je viens d’avoir quatre journées de prises de vue dans des endroits et situations bien variées.

  • cartes blanches de fin d’année des élèves à partir de la 4ème, sur scène ;
  • examens des 3e cycle à l’Opéra Comique ;
  • répétition de danse d’un futur spectacle, aux ateliers Berthier ;
  • séance de solfège avec la méthode Dalcroze pour préparer la coupe du monde de Rugby.
©Jéromine Derigny
©Jéromine Derigny

 

Mardi 14 juin

Ce mardi matin, je ne me réveille pas tranquille … Après plusieurs journées de prises de vue dans différents endroits de l’Opéra Comique, toujours la même sensation : les lumières sont faibles, j’ai beau sortir mes optiques les plus lumineuses, je ne suis pas confort. Tout est en mouvement, et je galère pour obtenir le rendu voulu.
Coup de fil à 9h à ma copine France, son conseil est catégorique : change de boîtier, passe à l’hybride  !
Mes deux prochaines journées de prises de vue sont demain et jeudi, il ne faut pas rater l’occasion : j’ai la journée pour me décider. Je file chez Nikon, je prends les conseils, j’appelle les collègues, je questionne une marque concurrente, j’essaye d’en trouver en location pour tester, sans succès. À 17h30, je sors d’un rdv pro à l’autre bout de Paris, ma décision est prise. À 18h30, je sors de ma boutique habituelle avec le Z6II et son optique adaptée. Prête pour demain, ouf …

© Jéromine Derigny
© Jéromine Derigny

 

JUILLET 2022

Vendredi 8 juillet

Les vacances scolaires ont sonné et la Maitrise Populaire de l’opéra Comique publie le bilan de l’année en vidéo. J’y retrouve beaucoup de séances photographiées, sur scène et en coulisse. Ma dernière prise de vue a eu lieu pendant la réunion d’accueil des « entrants ». La Maitrise y a annoncé une année scolaire prochaine riche en événements, sans en dire plus. De quoi m’impatienter tout l’été pour les retrouver dès le 1er septembre, lors de leur premier spectacle !

Lien vers la vidéo bilan de l'année 2021-2022 de l'Opéra Comique. 

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Je partage ici aussi le « mood tracker » de mon journal de bord. Un état des lieux de mes sentiments après mes séances de travail. De quoi comprendre que la construction d’un sujet est faite de hauts et de bas, et que pour cette raison, le suivi au long cours est primordial !

SEPTEMBRE 2022

26 septembre 2022

Après une pause estivale, mon reportage a repris en septembre sur les chapeaux de roue !
La maitrise a fait sa rentrée en concert au sein du collège, une grande première pour eux que de chanter dans leur école, en tenue de maîtrisiens. 
Moi qui ne les avais pas vus depuis plus d’un mois, je n’ai même pas eu le temps de prendre des nouvelles de leur été, tellement la séance de rentrée s’est passée rapidement… 

Puis le mois de septembre a été studieux pour moi. J’ai suivi les cours intégrés à la scolarité des élèves, au cœur de l’établissement public du 4ème arrondissement de Paris : chant choral, technique vocale, danse, claquettes, ateliers scéniques, piano. Un grand plaisir que de  voir des cours avec des codes si différents : élèves assis par terre ou bougeant dans tous les sens selon les matières, effervescence autour des pianos pendant les pauses, … Pianos d’ailleurs super brillants, avec lesquels je dois faire attention à ne pas me refléter sur les photos ! 

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26/09/2022. ©Jéromine Derigny. 


 

OCTOBRE 2022

05 octobre 2022

Tout au long de la préparation d’un reportage, et de sa réalisation, les sources d’inspiration pour aller plus loin dans la réflexion sur le sujet en cours sont importantes. Je me nourris donc d’informations sur le sujet lui-même, mais aussi d’autres documentaires, spectacles ou autres œuvres portant sur des sujets similaires. 

Aussi, j’ai vu récemment le documentaire « Allons enfants » de Thierry Demaizière et Alban Teurial, sorti en 2021. Il raconte l’aventure d’élèves de quartiers populaires intégrant un lycée parisien, en section Hip Hop. J’y ai aimé l’énergie de la danse Hip Hop (plus facilement retranscriptible en vidéo qu’en photo …), l’énergie du groupe d’élèves, les tenues et coiffures des élèves souvent hautes en couleurs, la bienveillance des professeurs dans leurs regards sur la scolarité difficile de certains élèves. Le contraste entre les élèves de la banlieue et ceux du lycée parisien est marqué par les propos que les élèves ont en arrivant au cœur de Paris, souvent drôles. Autant de challenges à relever en photo. Je note également de belles vues à travers les fenêtres, idée inspirante. 

La bande annonce est à voir ici

Je suis également allée voir un spectacle du Créa d’Aulnay-sous-Bois. Le Créa présente des similitudes avec la Maitrise populaire de l’Opéra Comique, bien que la formation soit non intégrée dans la scolarité … Le spectacle était riche en costumes, ce qui a été inspirant pour moi. Mais bien que cette école de comédie musicale soit située en banlieue, la diversité des élèves ne m’est pas apparue de manière flagrante. Se pose toujours la question pour moi de savoir comment mettre en avant la mixité sociale en photo, sans tomber dans des clichés, ou dans des contre-sens … 

Enfin, en me promenant dans les couloirs de l’Opéra Comique, je tombe sur une affiche dédicacée par Plantu, indiquant « Enseignons la musique dans toutes les écoles, ça calmera tout le monde ». Or c’est exactement mon ressenti depuis que je suis la maitrise : pourquoi tous les élèves de France n’ont-ils pas le droit à un tel enseignement ? 

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05/10/2022. ©Jéromine Derigny. 

 

20 octobre 2022

Il y a deux jours, j’ai envoyé un mail à la Maîtrise pour mettre en place la suite du reportage, et planifier de manière plus précise mon calendrier de rendu à la BnF : mi-janvier pour l’editing large et mi-mars pour les 10 tirages sur papier. J’étais assez heureuse de m’assurer que cela me permettait d’intégrer au reportage le « Voyage dans la Lune » et ses costumes exceptionnels, et probablement la tournée de recrutement dans le quartier du Réseau d’Education Prioritaire de cette année (dont la date et le lieu sont à ce jour indéterminés).

La réponse de la Maîtrise est une douche froide : l‘équipe artistique du « Voyage dans la Lune » ne souhaite pas que je photographie le spectacle, ni les coulisses. Quant à la tournée de recrutement, ça parait aussi difficile : elle n’est pas encore programmée, et il y a aura déjà leurs équipes de tournage, ce qui ferait beaucoup. 

Grosse déception de mon côté évidemment ; surtout de ne pas comprendre la raison précise du refus de faire des images du  « Voyage dans la Lune ». 

Il faut néanmoins faire avec cette décision car je ne peux pas prendre le risque d’insister trop lourdement, et de mettre en péril nos relations pour les semaines de fin de reportage. 

NOVEMBRE 2022

Mercredi 16 novembre

J’assiste le matin au tutti des élèves 1er cycle pour le spectacle de Noël. Je fais assez peu de photos, je pense que j’ai déjà la matière nécessaire. 

L’après-midi, je pars à une manif à la Sorbonne où il s’agit de défendre le lycée Brassens qui va fermer à la rentrée prochaine. Le lycée Brassens est celui qui accueille les élèves de la Maîtrise, ainsi que d’autres doubles-cursus artistiques. La Maîtrise elle-même n’est pas en danger, mais le message envoyé par cette fermeture n’est pas positif. Les élèves de Brassens seront déplacés à Bergson. Choix qui ne fait pas l’unanimité -c’est peu de le dire- chez les élèves et les parents, vue la réputation de ce lycée. Cette fermeture fait partie d’un plan qui concerne d’autres lycées parisiens, principalement des lycées professionnels. 
Je souhaite donc voir la manifestation et mieux comprendre les enjeux. 

Je suis fatiguée, et laisse tomber mon boitier dans la rue, comme une grosse amatrice. La manif était calme, ça ne m’est jamais arrivé, et je ne comprends pas ce que j’ai fait. Le filtre de l’objectif est cassé, je dois arrêter mes prises de vue. Un élève me remonte le moral « houahou, ça pourrait faire des photos stylées !! ». Mais non, ce n’est pas mon style, la brisure se voit en bas du cadre. L’objectif part en réparation. 

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© Jéromine Derigny 
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© Jéromine Derigny
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© Jéromine Derigny
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© Jéromine Derigny 
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© Jéromine Derigny 

Epilogue

29 janvier 2023

Je me rends au cinéma Le Mélies de Montreuil pour voir le film sur « Divertimento ». 

Houahouuu ! Comment aurais-je pu ne pas être touchée par ce film ? Après des mois d'immersion au cœur de la Maîtrise Populaire de l'Opéra-Comique, j'y ai retrouvé ce que j'espère transmettre dans mon reportage photo tout juste terminé : la force d’un combat, celui de deux sœurs bercées depuis leur plus tendre enfance par la musique symphonique classique, qui souhaitent à leur tour la rendre accessible à tous et dans tous les territoires. 

Je suis bien sûr  touchée par ces deux sœurs jumelles si complices, qui puisent leur force l'une dans l’autre, moi qui suis mère de jumelles.

Mais c’est aussi la scène finale du Boléro de Ravel qui a résonné en moi tout particulièrement. 

Il est temps ici de vous dire que ma fille Vénus est depuis trois ans élève à la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Si c’est grâce à elle que j’ai pu découvrir de près cette institution et la sincérité de sa démarche de mixité sociale, j’ai tenu pendant mes mois d’immersion à me comporter comme si je n’étais pas sa mère -sans pour autant le cacher. J’avais fait le choix de me pas me mettre dans une posture de documentariste intimiste autour de ma fille et ses amie, comme ça aurait pu être le cas. 

Aussi, quand je me suis rendue à la répétition du Boléro de Ravel par un jour de forte chaleur de juin, et que Vénus a fait un malaise vagal, (peut être hypnotisée par cette musique envoutante), j’en ai peut être choqué plus d’un en répondant tout d’abord « aujourd’hui, je ne suis pas là en tant que maman ». La situation ne s’améliorant pas, j’ai finalement mis de côté mon statut de photographe pour aller m’occuper de ma fille. 

Ma position n’a pas non plus toujours été facile au moment de l’editing. J’ai ainsi failli ne pas sélectionner une photo pensant qu’elle me plaisait parce que Vénus y était présente. Heureusement, l’œil objectif et expert d’Emmanuelle Hascoët a su la rattraper, pour la faire rentrer dans l’editing serré des 10 tirages rendus. 

J’ai en revanche apprécié ma position de mère d’élève qui m’a donné accès à beaucoup d’informations de répétitions, spectacles ou autres, que je n’aurais pas forcément eues sinon, la petite équipe de la Maîtrise étant souvent sur-occupée pour ne pas toujours me mettre prioritairement au courant de toutes les coulisses qui m’intéressaient. 

Enfin, voici ici quelques photos qui feront peut-être regretter à Vénus d’avoir une mère photographe ;-)
(Et qui montrent que photographier son enfant qui fait un malaise n’est pas une chose aisée …)
 

Jéromine Derigny
Epilogue n°1. © Jéromine Derigny 
Jéromine Derigny
Epilogue n°2. © Jéromine Deringy