Territoires : Grand Est, Hauts-de-France, Île-de-France, Occitanie, Provence-Alpes-Côte d ’Azur


Olivia Gay s’intéresse dans ce reportage aux métiers du soin et de l’aide à domicile, invisibilisés, sous-payés et essentiellement féminins. Elle a pris le parti de construire ses images en se concentrant sur les gestes et les lumières, inscrivant certaines de ses compositions dans l’héritage de la peinture classique.

 

© France Keyser 2020
© France Keyser 2020

Née en France en 1973. Vit aux Menus (Normandie). Olivia Gay a étudié l’histoire de l’art et la photographie à Boston, puis à l’École nationale supérieure de la photographie. Sa démarche mêle journalisme, anthropologie et art et questionne la visibilité des femmes dans des contextes de vie ou de travail difficiles. Ses travaux sont régulièrement publiés par la presse française et ont été exposés en Europe et à la Pinacoteca de São Paulo au Brésil. Elle a aussi reçu plusieurs prix.

 

Accéder au site de la photographe

 

Journal de bord

JANVIER 2022

10 Janvier

Sms de Clara P. qui me transmet le contact d’une infirmière libérale qui intervient au CHRS de la Selonne à Marseille.

29 janvier

Présentation du travail réalisé avec le collectif "La Forge" dans les camps de réfugiés palestiniens en Palestine (Un bord de monde, 2015-2016), devant un public essentiellement militant.

GAY
Planning Janvier 2022.


30 janvier, dimanche, Les trois Palmes, Marseille


Tournée du dimanche

 

HIENG


Premier jour de photographie avec Hieng Bassous, infirmière à domicile dans le 11ème arrondissement de la ville de Marseille. Le point de rencontre avec Hieng était fixé à 7h15 à l’entrée du parking des Trois Palmes, multiplexe à programmation populaire, situé en face d'un grand rond-point. Hieng arrive avec un peu de retard et toute souriante, dans sa grosse voiture. Elle m’avait prévenue d’un sms, "je prends la tension d’un patient et j’arrive". Je monte dans la voiture et Hieng me plonge dans le vif du sujet, elle m’explique le détail de sa tournée du dimanche, plus tranquille que la semaine car moins de patients, moins de trafic, moins de stress.

GAY
Les trois palmes. Marseille. Dimanche 30 Janvier. ©Olivia Gay.

Le premier patient est un patient Covid qui habite dans le quartier de Valbarelle. Hieng va contrôler sa fréquence respiratoire. L’appartement est situé au premier étage d’une résidence. Le décor est un mélange de styles : meubles et objets chinois, fausses fleurs en plastiques, photographies de famille, de son fils, un canapé en cuir clair et large, un écran de TV plus large que la fenêtre. L’homme nous raconte qu’il se sent démoralisé. L’échange est bref, Hieng reviendra ce soir pour refaire un contrôle.


Le deuxième patient est un homme chez qui l’hygiène est un problème. Hieng dit qu’il y a souvent des blattes, parfois même dans le cahier sur lequel elle doit écrire le suivi. L’homme a été amputé d’une jambe et vit seul dans une petite dépendance d’une grande maison. Lorsque nous arrivons il est assis dans son fauteuil, devant la télé. L’odeur, malgré le masque, est très forte. A ses pieds des bouteilles d’alcool. Toujours l’odeur. Pendant que Hieng lui prépare ses médicaments, il me confie sa vie de prof de gym, la Bretagne et l’arrivée à Marseille où à part le climat, il n’y a aucun intérêt à vivre ici.
« J’aime les gens clairs, francs ».


Chez une femme vietnamienne. L’appartement est minuscule et décoré d’autels bouddhiques, de miroirs et vitrines remplies de bouteilles de parfums Chanel, Dior, et autres, d’un aquarium. Le son de la télé en chinois est fort. La femme s’est blessée au Vietnam et elle a été mal soignée. Elle doit se faire opérer en France. Elle parle peu français car comme la mère de Hieng, elle a trouvé du travail dans la restauration vietnamienne et a côtoyé très peu de français.

Chez une dame très âgée, nous sommes en retard. Dans la petite pièce, une femme nettoie la cuisine, un homme prépare le café, et la dame est assise dans son fauteuil. L’ambiance est douce, feutrée, harmonieuse. Ce sont les enfants de la dame Simone, 97 ans, Vincent et Marie, qui s’occupent d’elle. Le fils a emménagé chez elle pour se consacrer à aider sa mère. Sa fille vient tous les matins pour faire le ménage, apporter à manger. Hieng va lui donner sa douche, comme tous les dimanches. Le corps de Simone est lourd à porter, le fils l’aide. Puis il m’offre un café et m’explique son quotidien. Il ne reçoit pas d’autre aide car il ne veut pas perturber sa mère. Simone ressort toute propre et souriante au bras de Hieng. Elle va maintenant choisir sa robe et son collier (le fils me montre la collection de colliers de sa mère, « elle est très coquette » me dit-il).


Avant de rentrer déjeuner avec son mari et ses deux enfants chez elle (déjeuner auquel je suis conviée), Hieng s’arrête voir sa mère Sim qui a 86 ans et vit depuis peu chez la sœur de Hieng. Hospitalisée il y a peu, elle a été très fragilisée par son séjour à l’hôpital. Depuis, Hieng tient à s’occuper personnellement d’elle pour la toilette et les soins. Je ne suis pas encore très à l’aise pour photographier mais je demande à Hieng si je peux assister et photographier ce moment pour montrer que son travail s’étend aussi à la sphère familiale. Sim est toute petite. Elle a un regard vif et joyeux. Elle parle uniquement le cambodgien. Elle attrape sa canne et suit Hieng vers la salle de bains équipée d’un siège de douche. Au moment où elle s’apprête à entrer dans la salle de bains, et alors que je m’éloigne pour laisser les deux femmes entre elles, Hieng me propose de rentrer et me dit qu’il n’y a aucun problème pour que je reste. La suite de la scène est très belle. Je me place à la droite de la chaise où est assise sa maman. Je photographie de côté, j’utilise encore le miroir, puis la transparence de la vitre de la douche. Je photographie les gestes de Hieng sur sa mère, les gestes que sa mère a fait sur elle lorsqu’elle était enfant. Je ressens ce moment comme un vrai moment de photographie. Ma présence ne semble pas gêner sa mère, qui ne me regarde pas. Elles sont ensemble dans un moment d’intimité et je deviens l’œil de leur relation. Ce sont des gestes du quotidien, des gestes que Hieng fait régulièrement et mécaniquement pour son travail, mais ils ne sont pas faits de la manière. La proximité est plus grande, le regard est plus pénétrant, plus attentif. Et la mère est gracieuse. A la fois elle abandonne son corps nu aux mains de sa fille, et on sent toute la confiance qu’elle a pour elle, mais aussi je vois qu’elle cherche à l’aider, à continuer les gestes de sa fille. Ce n’est pas comme si elle la laissait tout faire, tout anticiper. La mère est bien présente, disposée, vivante. C’est une très belle scène. Et peut-être une autre vision du travail de l’infirmière à domicile, qui offre son savoir-faire à sa famille, à sa mère.


Hieng me propose de visiter le terrain sur lequel se trouve cette grande maison immaculée de blanc et de lumière, une sorte d’empire chinois. La sœur de Hieng nous accompagne, masque FFP2 sur le visage, son mari est hospitalisé, il est en réanimation Covid. Elle aussi l’a eu. Elle reste discrète et en retrait, nous parle du futur bassin à poisson. Il y a une très grande piscine aussi. C’est là que les enfants de Hieng ont appris à nager. Ici l’ensoleillement est permanent, la vue étendue sur ?

GAY

Pause de midi et déjeuner familial.


Nous partons rejoindre Bruno, le mari de Hieng, et ses deux fils Lucien et Vincent pour déjeuner. Hieng doit préparer le repas car si elle ne le fait pas, personne ne mange, c’est comme ça. La coupure entre les tournées du matin et du soir a lieu entre midi et 16h (environ). Cette pause est importante pour l’infirmière, c’est le moment où elle rentre chez elle, se pose, retrouve sa famille, mange, se repose ou se détend. Et c’est le moment également où la conversation s’engage sur un aspect plus intime et personnel de sa vie. La maison de Hieng est située en hauteur, au bout d’une impasse. Elle me dit de ne pas regarder le bazar, ni la saleté des fenêtres qui ne sont pas faites parce qu’elle n’a pas le temps. Je n’avais pas remarqué ces détails, j’observais plutôt la rapidité avec laquelle elle accomplit ses gestes. Hieng prépare d’abord l’apéro et propose qu’on le prenne dehors au soleil. Puis elle met en route la cuisson du riz, et sort les cuisses de poulet qu’elle va faire cuire dans la cheminée. Puis enfin, elle s’assied dehors et nous sommes trois, avec Bruno, autour de la table. La conversation se fait autour de plusieurs sujets tels que l’Amérique, Marseille, la campagne présidentielle en vue. Son jeune fils Vincent est en bout de table, je demande à Hieng, à la fin du repas, comment elle est arrivée à Marseille. Et là début le récit de l’histoire de sa famille qui a fui le régime de Pol Pot (quelle année?). Hieng en sera éternellement reconnaissante envers son père qui n’a pas eu peur de tout quitter, son usine, sa vie, sa famille...pour sauver la sienne. La famille a vécu un temps au Vietnam puis en Malaisie avant de se retrouver embarquée sur un bateau (boat people) en direction de la France et de Marseille. Hébergée dans un foyer, elle s’installe dans un logement lorsque son père parvient à trouver un travail. Puis il ouvrira un restaurant vietnamien (ou cambodgien?) où travaillera toute la famille. C’est là, de l’autre côté de la rue, en face du restaurant, qu’elle rencontre Bruno. Il vient régulièrement aider ses parents qui tiennent un restaurant de spécialités alsaciennes.
 
Notes


Photographier avec pudeur.
Mettre à nu.
Oser photographier certaines scènes intimes. Comment le faire avec la pudeur? Voyeurisme de l’image et intimité du sujet. Où décide-t-on se placer en tant que photographe dans une scène intime?


Échange téléphonique avec Françoise Huguier aujourd’hui, qui me raconte son projet BNF sur le cabinet de kinésithérapeute à Paris. Françoise me raconte ce qui fait sa spécificité en tant que photographe, sa façon d’aller au plus intime des personnes, et qui fait qu’elle parvient à entrer chez les gens qui lui demandent même de « les photographier à poil ». J’aime beaucoup les images de Françoise, qui avait dit un jour, je ne suis pas artiste, « je suis photographe ». Mais je pense qu’elle est aussi une grande artiste car au-delà de la photographie, elle pense les images, il me semble. Elle sait aussi très bien raconter ce qu’elle fait à partir de ce qui, selon elle, fait sa singularité : regarder vraiment les gens. Lorsqu’elle explique cette capacité à entrer rapidement dans une relation intime avec les personnes « qui d’autre sait faire ça ? », elle évoque l’avantage de son grand âge (elle est née en 1942). Je pense alors à ma manière de photographier les gens, avec le même attachement que Françoise certainement, mais d’une autre manière. On peut mettre les gens « à poil » pour voir ce qui existe sous leur apparence humaine, sous le tissu. On peut aussi voir à travers eux, à l’intérieur, sans nécessairement les voir « à poil ».

 

FEVRIER 2022

1er février

CLAUDE


Point de rencontre


Le point de rendez-vous avec Claude est fixé devant le Cabinet médical, boulevard Saint Marcel. Pour y accéder depuis le lieu où je loge, il faut prendre deux bus : le 54 à Saint Victor, jusqu’à son point de terminus, l’hôpital de la Timone, puis le 40, en direction de La Solitude. Une heure de trajet, une traversée des quartiers de la ville, on passe devant le centre funéraire et le cimetière, avant d’arriver au cabinet médical. Le mistral souffle encore, mais le ciel est bleu (je ne l’ai pas encore vu depuis mon arrivée vendredi dernier autrement que bleu). J’appelle Claude pour la prévenir de mon arrivée.
- « J’arrive tout de suite, je suis à la poste. Comment je vous reconnais? ».
- « Il n’y a que moi devant le cabinet, vous ne pourrez pas me rater ».
Elle me rejoint très rapidement et nous partons directement chez son prochain patient. Claude roule vite.


Tournée


Nous arrivons chez Mr Sarik qui a la maladie de Parkinson. Claude a beaucoup de mal à se garer, le quartier est petit, aucune place disponible. Finalement elle se gare en contre hauteur d’un immeuble, à proximité de la route très passagère. L’homme vit seul dans une seule et toute petite pièce. Claude me présente et lui explique ma présence. Je lui demande s’il est d’accord pour être photographié avec Claude pendant le soin. Il accepte en souriant. Je lui demande s’il est d’accord que je montre la pièce où il vit car il s’agit de montrer les infirmières dans leur contexte de travail, il acquiesce. Claude prend sa tension mais c’est difficile car l’homme tremble et bouge. Elle recommence plusieurs fois. Elle lui prépare ses médicaments.


Chez Mme Clémentine, une vielle dame asiatique de 92 ans « très bien entourée par toute sa famille », à qui Claude va donner la douche. La dame est assise sur un fauteuil dans la cuisine, elle attend patiemment. Ne parle pas vraiment le français. Claude l’aide à se lever pour rejoindre la salle de bain, la traversée de la cuisine se fait lentement, pas à pas. Je photographie ce déplacement d’une lenteur extrême, la dame accrochée au bras de Claude regarde devant elle, l’air très concentré. Puis Claude ferme la porte. Une autre dame, sa nièce, regarde la télé dans le salon pendant ce temps. Je continue à faire quelques images de la cuisine, du fauteuil de la dame, des photos de famille, des enfants, sur le mur, de la lumière qui passe à travers le rideau. Aucun mot ne vient de la salle de bain, la douche se fait en silence. Puis Claude ouvre la porte et je photographie les derniers instants de cette toilette. La dame va rester là, assise dans son fauteuil, et sa nièce va venir pour lui mettre ses crèmes et finaliser. Je demande à Claude si elle ne la raccompagne pas jusqu’à son fauteuil. Elle me répond, « non c’est sa nièce, tu imagines le temps que ça me prendrait sinon? ».

 

Chez Simone, c'est une petite famille qui s’occupe avec soin et amour de leur mère. Ce matin Claude va lui faire la toilette au gant, dans le salon. Vincent prépare les bassines d’eau. Marie fait le ménage dans la cuisine. Hier Vincent a joué au loto avec elle et Simone a gagné deux rangs. Cet après-midi ils vont sortir, pour aller chez le kiné. Vincent raconte qu’au printemps ils partiront au bord de mer. Simone me regarde de ses grands yeux bleus et rit, « elle a toute sa tête » dit Claude. « Ma chérie on y va? ». La toilette commence dans ce petit salon bien chauffé. Je photographie la scène. Marie décroche un cadre de la photo de mariage de ses parents. Je lui dis que je le trouve très beau et que j’en ai plusieurs dans ma cuisine, que les gens pensent qu’il s’agit de ma famille. Alors Marie le lave, pendant que Vincent sort son portable pour me montrer des photos et vidéos de sa mère entrain de danser avec son déambulateur. L’ambiance est douce, harmonieuse.
Chez Mme S. que j’ai vue dimanche avec Hieng, et qui ne parle pas français. Elle est au téléphone, en face time, avec son frère au Cambodge. Sa jambe est étendue sur le canapé pour que Claude puisse faire son soin mais aucun échange n’a lieu. Pas de regard. Claude se baisse, fait son pansement, cherche du sparadrap mais n’en trouve pas, demande à la dame s’il y en a d’autre ailleurs. La dame n’écoute pas. Claude répète, elle montre un lieu, par là. Un homme est assis sur un tabouret haut dans la cuisine, à côté d’un grand bol de nouilles. Il est aussi sur son portable. Ne bouge pas. Je lui explique ma présence, et lui demande si je peux faire des photos. Il acquiesce d’un signe de tête en riant. Nous ressortons. Dans la voiture Claude est partagée entre la peine et la colère. Elle s’exprime, ne comprend pas ce mépris, une humiliation pour elle.

 

A midi nous allons chez les compagnons d’Emmaüs, voir des patients qu’elle suit. Stéphane qui l’attend en bas dans le réfectoire (parce qu’avant l’infirmière venait dans sa chambre mais qu’elle n’arrêtait pas de lui faire des réflexions sur le ménage et l’entretient et que ça lui rappelait trop sa femme qui s’appelait comme elle Laurence, et qui était aussi infirmière).
Puis nous allons voir Henri, diabétique, un compagnon qui a voyagé autour du monde. Sa chambre est très propre, respire l’Afrique. Henri est très heureux d’être photographié, il veut une photo avec Claude et me demande quand il pourra l’avoir. Il est persuadé qu’il ne l’aura jamais. Je le rassure, il aura sa photo avec Claude. Et je lui envoie le lendemain, sur le portable de Claude qui pourra lui transmettre.
Mariane est une patiente atteinte de troubles psychologiques que les infirmières surveillent (prise de médicaments, alimentation..). Mariane est sous tutelle donc pour faire des photos c’est assez compliqué, il faudra demander l’autorisation au juge. Mais chez Mariane le passage est trop court pour que je puisse photographier, et il n’y a pas vraiment le temps de créer un lien. Le travail des infirmières consiste aussi à surveiller, ou à maintenir l’état psychologique des patients m’explique Claude. Et il y a parfois des gestes qui ne sont pas inclus dans leur « travail », comme couper les ongles, aider à un courrier ou changer une ampoule. Mais Claude explique qu’elle les fait quand même car elle n’aime pas laisser les gens dans une situation embarrassante.

 

Avec Claude j’ai commencé à photographier directement, sans attendre. La journée de dimanche avec Hieng m’aura permis de faire un repérage, de rencontrer les patients, de visualiser le territoire. Ce n’est pas le « Marseille » que je m’étais imaginé. J’ai une vision marquée par le souvenir de mes passages dans la ville, la lumière, la densité de population, les couleurs, et la mer jamais très loin. J’imaginais des ruelles plus étroites et parfois des percées sur la Mer méditerranée, mais depuis le quartier Saint Marcel, elle n’est pas visible. Ce que je vois ce sont les cités, les collines, les amas de poubelles entassées sur les trottoirs, les hommes dehors, plus nombreux que les femmes, la circulation, le monde, les regards, et des petits groupes de collégiens à la sortie des écoles, réunis face à face en cercle les têtes inclinées sur leur portables si bien qu’on ne voit que leurs dos. Il y a les patients, le temps du soin et de la relation humaine, mais il y aussi tous ces entretemps, ces temps interstitiels : rouler, trouver un stationnement, se garer, entrer et sortir de la voiture, rejoindre le domicile de la personne, en ascenseur au huitième étage d’un immeuble de la cité des Néréïdes ou à pied, par les escaliers au 5ème d’une petite résidence. Traverser un jardin, entrer dans une cour, remonter trois étages, puis deux, sonner, attendre, sortir les clefs si on les a, ouvrir, fermer, revenir, repartir. Tous les jours. La répétition.

 

Avant de rentrer déjeuner chez Claude, nous allons chez Mr et Mme Perez, des patients qu’elle adore et qu’elle garde toujours pour la fin pour pouvoir prendre plus de temps. Mr Perez nous accueille chaleureusement et nous invite à l’intérieur. La lumière est belle, je photographie ce temps de rencontre entre l’infirmière et l’homme avant de lui parler. Mais tout en lui expliquant de loin que je profite de la lumière. En arrière-plan j’aperçois la ville, les immeubles, une ouverture. Dans le salon, une femme est assise religieusement, mains croisées sur ses genoux. Elle nous regarde et sourit. Derrière elle un grand mur peint représente un paysage de campagne, un village, de l’herbe. Il a été fait par un compagnon Emmaüs dit l’homme. La patiente a la maladie d’Alzheimer depuis une dizaine d’années. Le mari s’en est rendu compte le jour où il est rentré des courses avec des soles à préparer et que sa femme l’a regardé en disant : je n’ai jamais fait ça. Il explique qu’il a eu beaucoup de mal à comprendre. Comprendre qu’elle ne puisse plus rien faire, ni demander. S’il ne lui demande pas le soir quand elle se couche dans sa chambre « tu veux la télé? », elle ne la réclame jamais. Désormais c’est lui qui doit s’occuper de tout. Ils n’ont pas eu d’enfants, justes des animaux à sauver. Le mari nous propose un verre de Chablis, que j’accepte. Il nous emmène derrière sur la terrasse, pour me faire visiter la suite des peintures murales et la vue depuis le jardin d’hiver. Je fais quelques images là, la lumière est forte. La femme nous a suivis, elle regarde d’un œil perçant. On lui dit que c’est une belle, une très belle femme, le mari sort une photographie d’elle le jour de son mariage, sur laquelle son visage est baissé. Plus tard, dans la voiture, Claude me racontera que la femme lui a un jour confié vouloir tout quitter.

 

Repas du midi


La maison de Claude est située dans le village de Plan de Cuques, dans une petite résidence sécurisée. Achetée sur plans, elle ressemble aux maisons typiques provençales, une construction simple sur un étage et face à la maison, une piscine. Tout autour un cyprès, un abri avec un espace pour s’assoir, un olivier, un banc. L’endroit est propre, soigné, entretenu. Claude enlève immédiatement ses chaussures en entrant, c’est sa manière de décompresser et de se détendre me dit-elle. La table est mise pour deux, son mari Patrice nous l’a préparée avant de partir. Il aurait dû déjeuner avec nous mais il a été appelé pour une mission (il est retraité de police mais assure encore parfois certaines missions de formation en tir). Claude prépare un steak haché, de la salade, et on s’assoit en face sur la petite table à la nappe à carreaux rouges. Le sujet de conversation s’oriente vite sur l’immigration, les étrangers, le monde musulman. Elle exprime sa colère face à la situation actuelle (elle avait commencé à le faire en voiture) tout en refusant d’être « traitée de raciste ». « J’aime les gens ». Mais elle ne comprend pas « pourquoi il y a plus d’étrangers que d’européens » dans sa ville et pourquoi notre pays continue à faire entrer des gens, « qu’est-ce qu’on peut leur apporter? Puisque on n’a rien à leur donner ». Pour elle « la religion ne devrait pas être au centre des questions dans un pays comme le nôtre ». Je l’écoute tout en réfléchissant comment répondre et poursuivre le dialogue. C’est lorsqu’elle parle des personnes réfugiées que je réagis en lui donnant des contre-exemples comme celui du CADA* (mot qu’elle ne connaît pas) photographié récemment par Eric pour le journal Okapi. Ces Centres permettent à des jeunes de s'inscrire dans un parcours scolaire car ils ont la volonté de poursuivre et de réussir leurs études, des familles les aident et les accompagnent. Je lui explique que l’un de ces enfants afghans a parcouru 8000 km à pied pour rejoindre la France, qu’un autre est de nationalité Ouïgour (Claude ne connaît pas l’existence des Ouïgours). Je lui raconte aussi les réalités d’un système qu’elle imagine fonctionner au détriment de la population française. L’échange s’apaise et Claude finit par reconnaître qu’elle n’a pas suffisamment de connaissance pour comprendre ces problèmes complexes. Elle ne s’intéresse pas trop au reste du monde, qui lui semble peut-être trop vaste ou trop complexe. Mais le bien humain que produit Claude autour d’elle, chaque jour, par son travail, par son respect de la nature, des animaux, de l’humanité, suffit à montrer qu’elle est une personne de valeur. Et pourtant, j’entends sa colère.
*Centres d'Accueil de Demandeurs d'Asile

 

GAY
Album de famille de Claude. ©Olivia Gay.

 


Parcours professionnel


Son parcours professionnel a commencé au bloc, au service réanimation, où elle piquait les gens avant leur opération. Elle commençait à 5h du matin, n’avait aucune possibilité de communiquer avec les patients puisqu’ils étaient toujours dans un état vaseux. « En réa il y a les gens mais on n’a aucune communication avec eux. Et on refait toujours les mêmes gestes ». Puis elle a changé de service et elle a découvert qu’elle aimait beaucoup le contact humain. Je riais toujours avec les patients pour leur faire oublier la maladie, pour qu’ils oublient la présence de la maladie ». Claude sort ensuite les albums de photos de famille qu’elle fait elle-même, les photos de ses enfants et petits-enfants, les moments de bonheur.

Tournée de l'après-midi


La tournée de l’après-midi reprend à 16h avec 6 patients à voir plus le CHRS de La Selonne en début de soirée. Mmes Marandelle, Bovero, Ouanoho, Rebater, Brigliozzi… Claude prend une autre route, plus étroite, pour éviter le trafic. La route borde des HLM, maisons, petites cités, des promeneurs avec leur chien. HLM des Olives, des 3 ducs. Les collines de Saint Marcel, « tellement mal fréquentées ». « Je ne reconnais plus Marseille. La ville est devenue si sale ». Dans un an, Claude sera en retraite. Elle a commencé le métier par des remplacements, avant de prendre la place d’une infirmière qui travaillait avec Hieng, sa collaboratrice. Au départ elle a beaucoup regretté d’avoir quitté le bloc, « on y est bien, il y a l’équipe, le cadre ». Elle a pleuré et s’est demandé ce qu’elle faisait là. « Tu te retrouves toute seule sans personne à qui parler ». Et puis elle s’y est faite. On arrive chez Mme Bovero. Elle mari, qui a fait une chute de son lit hier, est parti à l’hôpital car il a le Covid. La petite dame s’assied, Claude lui enlève ses bas, l’écoute. Je les photographie toutes les deux dans ce décor d’antan. Tous ces décors du temps. Papiers peints, photographies, couleurs sourdes, discrètes.
A La Selonne. CHRS pour hommes, Mustapha attend, l’air hagard. Il doit prendre ses médicaments pour les nerfs. Samir revient, il a toujours une tension très haute, ne semble pas très bien. Je fais la connaissance de Loïc, éducateur, à qui j’explique le projet. « C’est bien de mettre en valeur le travail des infirmières » dit-il. Je lui explique que le contact avec les infirmières s’est fait grâce à Clara, membre du collectif d’architecte Faire Avec qui travaille à un projet de restauration de La Selonne, et qu’il connaît bien.

HIENG

3 février


Deuxième jour de prises de vue avec Hieng. Départ à 6h45 de Saint Victor, arrivée à 7h35 au 180 Blvd Saint Marcel (deux bus, le 54 et le 40 La Solitude).

GAY
Hieng se trouve à proximité. Son planning est déjà bien avancé. Nous allons chez Sidonie, une dame africaine du Bénin qui a eu un cancer. Un intérieur propre. Sidonie parle avec la voix d’une fillette. Elle raconte qu’elle a beaucoup saigné cette nuit. Hieng la rassure. Sur la table la bible, annotée, marque pages. Des figures de la Vierge un peu partout. Et des peintures. En partant Sidonie me montre ses tableaux de femmes africaines portant leurs enfants.

Puis chez une dame, seule, assise sur son canapé. « J’attends la mort ».
 
Ensuite chez Mr P. qui habite dans un minuscule pièce près d’une petite rivière et vit en partie alité à cause de la maladie de Parkinson. Très difficile pour se garer, finalement Hieng se gare en bordure d’une route très passagère. On entre et Hieng prend la tension de l’homme. Il lui dit avec un fort accent que sa fille veut lui parler. Hieng la rappelle. Elle ne répond pas mais rappelle ensuite Hieng. La jeune femme parle d’une voix douce et posée, elle est inquiète pour son père qu’elle a vu récemment et qu’elle trouve amaigri. J’entends sa tristesse, son désarroi. Puis elle demande : « quelqu’un est venu faire des photos? Mon père m’a raconté qu’une personne est venue, avec vous, faire des photos ». Hieng répond que oui, c’est une dame qui fait un travail pour la BnF à Paris sur le métier des infirmières à domicile. La fille répond qu’elle ne préfère pas, que la situation est déjà assez triste pour avoir des photos dans une bibliothèque…
Le père ne nous regarde pas. Il a les yeux fixés sur la télé. Mais lorsque nous partons je lui dis de ne pas s’inquiéter pour les photos, que je n’en ferai pas sans son accord. Alors il se lève et me dit : « vous faites ce que vous voulez avec les photos, moi je m’en fous » avec son accent qui me rappelle celui de mon arrière-grand-père russe.

Puis Marianne pour la toilette. « Elle va venir tout le temps? » En parlant de moi.

Puis chez la dame asiatique qui se fera bientôt opérer. Elle n’est pas sur son portable. Elle attend Hieng parce que l’ambulancier va arriver pour l’emmener faire un IRM.

Chez Denise, « heureusement il y a le soleil ».

Chez Béatrice « je me suis occupée de ma mère pendant quinze ans, je ne veux pas que mes enfants fassent pareil ». « C’est dur de se voir vieillir ».

 A la cité des Enérides, au 12ème étage, on va chez un Monsieur « très gentil, qui a peu de moyens mais qui offre toujours des petits chocolats à Noël ».

Puis à la Roguière, une autre cité, « pour une piqûre ». Des immeubles vétustes, personne à l’extérieur. Une femme voilée entièrement recouverte nettoie la cage d’escalier, je la regarde, aimerait la photographier mais Hieng passe si rapidement. Hieng se gare, descente, marche vite, monte, fait son soin, revient. Le rythme est plus rapide que dimanche. Il y a beaucoup de patients à voir, peu de temps à perdre. Comment montrer cette cadence? Et que montrer de ce métier? Comment résumer en une image le travail d’une infirmière à domicile? Ce travail qui pour Hieng dépasse l’espace professionnel : quand Hieng arrive chez elle, dans sa maison située sur les hauteurs de la commune d’Allauch, elle poursuit avec le travail domestique. Préparer à manger, nourrir les chats, nettoyer la litière, ranger, faire la vaisselle, servir. Son pas est plus rapide encore que lorsqu’elle travaille comme infirmière.

4 février, TGV direction Paris.


Retour de Marseille. Soleil et douceur. Écriture dans le train sur le cahier bleu, sur fond de table bleue.

GAY
Cahier de recherche.

 

Cahier de recherche


Une semaine de travail entre photographie et écriture. Hier, dernier jour de prises de vue avec Hieng dans un quartier sous tension. 1h30 de bus pour rejoindre le centre-ville. Dans un article du Monde, une interview de Nicolas Mathieu à propos de son dernier livre Connemara : "Pour moi l'écriture est un moyen d'investigation. Le mouvement de l'écriture fait remonter plein de choses dont je n'étais pas vraiment conscient. Je sais ce que je pense ou ressens parce que je l'écris, à la différence d'un intelelctuel défini comme quelqu'un qui pense et écrit ce qu'il pense". A mettre en relation avec la photographie, qui est une écriture : la photographie est une moyen de comprhénesion. Le mouvement de recherche d'un point de vue photogrpahique permet de se projeter à l'intérieur du monde. Dans le dedans.

5 février


Hieng m’appelle parce qu’elle a reçu un appel de la fille d’une patiente, furieuse, qui lui a très mal parlé car sa mère lui a raconté qu’un « Monsieur » est venu faire des photos chez elle. Elle refuse toute photo de sa mère, ne veut pas savoir. Hieng me dit « je te fais confiance, on ne met rien sur elle ».


Notes : Technique


Le Hasselblad numérique, peu adapté au reportage, est difficile à utiliser avec Hieng car elle va vite, et l’appareil n’est pas fait pour des prises de vue de reportage (même s’il ressemble à un boîtier reflex). Par moment je ressens l’envie de revenir au 24x36, d’avoir plus de dextérité dans le geste. Mais je suis intéressée par cette contrainte qui m’impose de moins appuyer sur le déclencheur et de réfléchir plus à mon positionnement. J’aime aussi la finesse de ces images, la lumière, le cadrage 4/3. J’expérimente deux façons de voir : à travers le viseur et sur l’écran. Et lorsque je reviens vers le viseur je me sens à l’intérieur de l’image. Le viseur permet une plus grande proximité avec l’image (dans l’image) alors que l’écran permet d’être plus présent à la scène, avec le sujet. En voyant moins bien le cadrage, l’intérieur de l’image.

Contrainte : 10 images. 5 images temps vécu travail ; 5 images temps vécu par le patient?

 

Temps


Collision entre temps vécu par le professionnel et par le patient. Le patient « tue le temps » comme le dit une patiente alors que le soignant souhaiterait pouvoir prendre « plus de temps ». Je me cale sur le rythme de chacune (rapide chez Hieng) même si parfois le fait de photographier leur fait perdre un peu de temps (comme lorsque je fais signer les autorisations). Comment trouver ma place dans cette temporalité? Je pourrais aussi envisager de photographier depuis le point de vue du patient. Passer une journée à attendre comme lui : une autre manière de photographier.

 

7 février


Envoi d’un mail à Maryse à Molliens-au-Bois, Picardie, pour le projet dans le Nord.

"Bonjour Maryse,
Je vous écris à propos du projet sur le travail à domicile des soignants dont François et Marie vous ont parlé. Il a pour finalité une exposition et un livre pour la BnF (Bibliothèque nationale de France) et doit être réalisé pour le 15 juillet. Le projet consiste à suivre et accompagner une dizaine de soignants chez leurs patients pour photographier cette relation intime mais aussi les conditions de travail, la relation au territoire, et évoquer ainsi la question de l’importance du maintien à domicile des personnes âgées. Vous m’aviez parlé de votre maman lorsque nous nous sommes vues au moment de l’exposition La Forge. Ce serait super de pouvoir passer un peu de temps avec elle dans le temps de l’attente de la venue du soignant mais aussi avec les soignants dans leurs déplacements. Pensez-vous que je puisse entrer en contact avec les soignants pour leur en parler ? De votre côté seriez-vous d’accord, vous, votre famille, et bien sûr votre maman, pour me laisser photographier ces moments intimes du quotidien? N’hésitez pas à m’écrire si vous avez besoin de plus d’informations. Je suis en déplacement jusqu’au 15 février mais pourrai vous appeler après pour en parler de vive voix. Un grand merci d’avance, Bien amicalement, Olivia Gay."

Reçu le jour même la réponse de Maryse :

« Bonjour Olivia, Je suis d'accord pour ce contact il faut que je vois avec ma sœur et les aides à domicile. Cette semaine je suis en Bretagne, je m'en occupe en rentrant à Molliens courant semaine prochaine. Bonne soirée. » Maryse

13 février


Maryse m’écrit que c’est OK pour photographier sa maman. Je dois d’abord prévenir l’EPHAD où travaille l’infirmière à Archeux.

17 février


SMS à Sylvaine, infirmière dans le Perche, pour caler un rendez-vous semaine prochaine pour faire connaissance ; puis prévoir de la suivre en tournée première semaine de mars.

18 février

Échange téléphonique avec Patricia, auxiliaire de vie à Labastide-Rouairoux dans le Tarn.

GAY

22 février

Reçu un mail de Françoise Saur, consœur photographe, qui me donne deux contacts à Eguisheim en Alsace.

GAY
Notes de lecture.
GAY
Notes de lecture.
GAY
Notes de lecture.

LE PERCHE

24 février

Rendez-vous avec Sylvaine et sa coéquipière, infirmières à domicile en milieu rural dans le Perche, Normandie. J’envisage de faire les prises de vue la semaine prochaine, en fonction de leur planning de tournées.

JUIN 2022

Avec Saïda, Clarisse, Mireille, Whivine, Elise, auxiliaires de vie dans les Hauts de Seine.


Suite au contact établi avec  la Fédération des métiers à domicile, ADEDOM, j’ai été mise en relation avec Marie M, directrice adjointe. Nous fixons un rendez-vous dans les locaux de l’association à Asnières puis à Poissy afin de rencontrer les auxiliaires de vie et leur présenter le projet. Jusque-là  j’ai photographié des professions libérales, indépendantes. Me référer à une structure me pose toujours question - et tant que je peux aller directement vers les personnes concernées, j’aime autant. Mais en y repensant, avec les caissières, les ouvrières, il m’a fallu dialoguer avec les patrons avant de faire des photos. C’est le cadre du privé, du domicile, qui rend la frontière plus poreuse. Car l’auxiliaire de vie est une professionnelle dans un cadre privé.
Je n’ai pas encore travaillé avec l’intermédiaire d’une structure. Le contact se fait habituellement directement auprès des personnes, au fil des rencontres et sur le terrain. Mais en Picardie, avec Liliane, les choses se sont compliquées lorsque la structure a appris que nous avions fait des photos sans leur accord (mais en faisant signer des autorisations au préalable aux familles concernées). Je décide donc de changer de méthode et de commencer par contacter des structures qui emploient des aides-soignantes ou auxiliaires de vie.

10 juin


Premier échange téléphonique avec Marie Magnaudet, directrice adjointe et responsable de secteur à l’asso AGABC, en vue de la semaine de prise de vue et de reportage pour France 3 sur les auxiliaires de vie.


Marie :


"Les auxiliaires ont une grande responsabilité, charge éthique. Leur revendication porte surtout sur : « Nous on fait des toilettes comme les aides-soignantes mais on est considérées comme des femmes de ménage »; « Responsable de secteur » est également un métier en grande souffrance - en charge du lien entre les bénéficiaires et les auxiliaires.  Métier soumis au stress et invisibilisé ; 1er maillon de la chaîne, au cœur des mécontentements. Même si leur activité a surtout lieu dans un bureau, devant un écran, au téléphone ou en entretien, la charge de travail est considérable. Gère la coordination.
Il est devenu très difficile de recruter. En île de France le milieu est totalement saturé, il y a trop d’associations qui proposent du service à domicile. Les politiques n’arrivent pas à faire la différence entre les bonnes et les mauvaises associations alors ils ont choisi de n’en soutenir aucune. Si nous continuons sur ce rythme, dans 2 ans on fermera la porte."


Ce matin elle me raconte qu’elle était en « réunion de synthèse » : important pour entretenir la qualité de services. Mise en place d’un accompagnement pour permettre aux auxiliaires de faire des transmissions, car quand elles transmettent elles sont valorisées.

"Les auxiliaires de vie sont souvent déconsidérées. Ce qu’elles observent au quotidien; elles voient TOUT en détail. Font preuve de créativité et d’improvisation quotidienne. (…) Elle arrive en tant que professionnelle dans un cadre privé. Alors que dans l’institution la structure est visible; là elle incarne une professionnelle mais dans l’intimité des personnes. (…) Le domicile donne accès à l’intime, aux souvenirs, à la famille.. ». On interroge les auxiliaires comme source de proposition. Elles ont la liberté de pouvoir arrêter si elles le veulent."


Moi:

"Il y a donc chez vous un espace pour la parole, le dialogue."


Marie:

"C’est la clé."

13 juin

Rencontre au bureau de l’AGABC à Asnières avec Marie M, directrice adjointe, et les auxiliaires de vie Clarisse, Whivine, Adjaratou et Elise. J’explique le projet et ensemble nous réfléchissons aux bénéficiaires susceptibles d’être photographiés. Cette rencontre au préalable permet d’aborder de nombreux points et d’écouter la parole des femmes, le récit qu’elles font de leur travail ou de leur relation avec la personne. On sent déjà quelque chose d’intime se prononcer de manière très discrète, sensible.
L’après-midi je retrouve Saïda, 62 ans, auxiliaire de vie, à l’entrée de chez Madame Boukeffa pour les premières prises de vue.


Réflexion

Qu’est-ce qui, de la réalité, est saisissable? Qu’est-ce qui est compréhensible? La réalité est insaisissable, il s’agit d’un mystère. La vie n’est ni-existence, ni non-existence, elle est toujours en mutation, en changement, jamais fixe. Tout est soumis au rythme de l’Univers, changeant, en mouvement perpétuel.


L’après-midi je retrouve Saïda et l’accompagne chez les deux bénéficiaires chez qui nous retournerons mercredi pour filmer, Mme B et Mme G. Les deux femmes sont atteintes d’Alzheimer, mais leurs filles sont prévenues et ont accepté ma présence ainsi que celle, mercredi, de France 3.


Je découvre l’univers de Mme B en premier. Elle me montre les photos de ses parents algériens, morts. Je fais quelques images d’elle dans le salon, dans sa chambre, à la toilette au lavabo. Toujours cette question, y a-t-il une limite à ne pas dépasser? Je cherche à saisir les gestes de Saïda qui permettent à Mme B de rester propre, digne, humaine. L’alliance de ces deux corps de femmes qui s’entraident. Dans la pénombre de cet appartement ou plutôt le clair-obscur. Je joue avec cette lumière qui ne dévoile pas tout et permet d’inscrire la pudeur.


Chez Mme G je découvre l’existence de Maou, son mari disparu pendant le Covid. Saïda s’en est occupé. Mme G me parle de lui, son amour pour l’éternité. Elle me raconte son père violent et se bouche les oreilles en repensant aux cris poussés par lui. Mais son mari n’était pas comme son père elle me dit. Doux, gentil. Saïda me montre le petit album de photographies dans lequel on peut les voir tous les deux, elle dans une tenue confectionnée par elle-même car elle était couturière, lui dans son beau costume. Et puis les images d’une vie de famille, les vacances à la mer, à la montagne, la couleur, les sourires, les bons moments.
Maou est aussi sur les murs, la commode, dans le salon et dans la chambre. Elle le voit partout où elle se place. J’essaye donc moi aussi de l’intégrer au portrait de Mme G et Saïda.

14 juin


Rencontre au bureau de l’AGABC à Poissy avec Laurence, Charlène, Mireille, auxiliaires de vie, pour leur expliquer le projet. Même démarche qu’hier. Le fait de les rencontrer en amont, au bureau, permet d’entendre des problématiques auxquelles je n’avais pas forcément songé, et d’entendre aussi les histoires de vie des personnes, auxiliaires, bénéficiaires mais aussi employeur.


Laurence, auxiliaire depuis peu, a travaillé pendant 10 ans à l’usine Peugeot : «J’en ai eu marre de la chaîne et des machines. J’ai préféré donner de ma personne? Je voulais retrouver le contact humain. En plus j’étais la seule femme de la ligne, il n’y avait que des hommes. »


La discussion se poursuite avec Mireille, arrivée de Marseille et Charlène. Je raconte que j’ai photographié une femme dans son lit entièrement bordé et qu’elle ressemblait à un bébé. Que le grand âge semble être un cycle qui renoue avec l’origine, l’état initial. Marie dit qu’entre ce premier cycle et le dernier, il y a une histoire, une histoire de vie qui s’inscrit dans le corps, une mémoire de corps. La mémoire du corps. Le corps n’est plus qu’une enveloppe.


Mireille :

« ça a commencé dans ma vie personnelle, je me suis occupée de mes parents et des beaux-parents. Quand ils sont tous morts nous avons décidé de quitter Marseille et de venir ici. Je travaille à pied, en bus. J’aime travailler. J’aime les gens, les personnes âgées, m’occuper d’eux. je crois que je ne sais faire que ça, m’occuper d’eux. »


Marie explique que Mireille a fait des miracles chez certaines personnes qui ne progressaient plus.

« Elle a réussi à faire des miracles avec certaines personnes dans des situations complexes »


Mireille évoque la difficulté à trouver la limite entre le professionnel et l’affectif:

« J’ai parfois du mal (elle imite un geste) à trouver la frontière »

Trouver la limite entre soi et l’autre. Interroger la limite en photographie : jusqu’où je peux aller pour faire une image? Jusqu’ou je peux aller pour montrer?
Chacun de ces échanges me permet d’approfondir mes propres questionnements.
On évoque aussi la mort : comment accepter de laisser partir un être cher? Peut-on choisir le lieu de sa mort? Vivre cette dernière étape dans la joie.


15 juin


Rendez-vous avec Saïda à 8h30 à Asnières en bas de Mme Boukeffa. J’ai pensé, suite à ma venue lundi après-midi, à faire un portrait de Saïda et sa bénéficiaire dans le salon de Mme B, où il y avait une très belle lumière lundi soir. Le rythme étant moins soutenu, cela nous laisserait le temps. Et pour l’équipe de tournage cela pourrait être intéressant de filmer la relation entre les deux personnes.


L’équipe de France 3 arrive, un caméraman et le journaliste, Bernard, avec qui je me suis déjà entretenue. Nous mettons nos masques et suivons Saïda qui monte au 3ème étage chez Mme B. La télévision est allumée. Toujours la même chaîne arabe. Saïda aide Mme B à se préparer avant de la raccompagner en bas pour le départ à l’accueil de jour. Ces accueils deviennent les seules sorties faites par les personnes bénéficiaires. Mme B est atteinte d’Alzheimer. Elle ne semble pas remarquer notre présence. Elle est moins vive que lorsque je l’ai rencontré lundi. Silencieuse, elle regarde vers le bas. Elle attend religieusement. Le caméraman cherche à se placer, derrière moi, sur le côté. Cette première séquence sera un essai mais ne sera pas conservée je pense.


Nous allons ensuite chez Mme G, atteinte elle aussi d’Alzheimer mais plus vive. Saïda l’aide à se laver, va à la douche, l’aide à s’habiller, puis elles reviennent dans le salon pour que Mme G puisse prendre son petit déjeuner. L’appartement est silencieux et la chaleur commence à monter.  Mme G ne nous regarde pas, ne semble pas nous voir. Elle cherche toutes les petites miettes sur le sol qu’elle pourrait ramasser. Saïda pendant ce temps prépare son petit déjeuner, puis range sa chambre, lave les draps, les serviettes.
La chaleur commence à monter. Je demande à Saïda si l’on peut refaire un portrait ensemble, comme chez Mme B.

 

17 juin


Je prépare et envoie la sélection de photos pour le reportage de France 3 car le sujet devrait passer assez rapidement. J’envoie également la sélection à Marie qui a fait un gros travail pour que ce reportage puisse être réalisé. Elle me répond aussitôt :


Olivia, Vraiment merci! Ces photos sont magnifiques… elles donnent sens et vous n’imaginez pas combien en ce moment c’est important pour moi de faire sens. Merci de témoigner de ces instants si précieux que nos bénéficiaires partagent chaque jour avec nos intervenantes. Merci de mettre en valeur et en lumière la beauté de l’aide malgré la vieillesse et la maladie. Que ses femmes sont belles… et que le regard que vous portez sur elles, est beau. Encore merci


20 juin


Retour à la fraîcheur. Je réponds aux questions, par écrit, d’Amélie H qui seront publiées en introduction du livret accordéon « Humaines » sur les chercheuses en sciences humaines de l’Université Rennes 2.


Poursuite de l’organisation du projet A DOMICILE dans le Grand Est, à Colmar. Je contacte les personnes avec lesquelles Françoise Saur, grande photographe à Colmar, rencontrée au moment de la Mission photographique Grand Est, m’a mise en relation. François Saur est une photographe singulière, et trop peu connue à mon avis. Elle a été la première femme à avoir le Prix Niepce. J’ai découvert son travail au moment de la mission, et notamment son journal photographique qu’elle a tenu toute sa vie. Sa vie est dédiée à la photographie. Elle s’intéresse aussi beaucoup aux femmes mais pas seulement. Elle a également mené un reportage en maison d’arrêt aux quartiers femmes. Revenir dans le Grand Est va me permettre de revoir son travail et de prendre plus le temps pour le regarder, et échanger avec elle. Pour la Mission, j’avais réalisé un portrait d’elle, comme un miroir.


Echange téléphonique avec Elisabeth Van der Steeg, auxiliaire de vie à la retraite. Elle me raconte la formation qu’elle a faite à Mulhouse avec l’IFRA, très riche. Elle me raconte la relation avec Fernande, dame de 96 ans dont elle s’occupe chaque vendredi et un week-end sur deux. Aide à la toilette, petit ménage, repas, promenade au jardin, au marché. Elle n’est pas vaccinée, tout comme la dame. Elisabeth me donne le contact de la fille de Fernande, Sylviane, à qui je dois expliquer le projet. Sylviane semble méfiante au téléphone. Je lui explique - elle écoute. Les métiers invisibles et essentiels mais aussi mon engagement sur le maintien à domicile quand c’est possible et bien vécu. Sylviane gère le planning des auxiliaires de vie qui s’occupent de sa maman. Elle est l’employeur. Elle m’explique que c’est compliqué à mettre en place, puis à suivre, quand il y a des remplacements à faire par exemple. Sylviane fait pour sa maman ce que Marie fait à l’AGABC avec ses 150 auxiliaires de vie.
Elisabeth ne travaille pour aucune structure. En retraite, elle fait ça par amitié pour cette dame qu’elle connaît depuis longtemps et dont la fille, Sylviane, autrefois sage-femme, a suivi la naissance de ses 5 enfants qu’elle a élevés seule. Il y a un donc un lien de transmission humain fort.

21 juin


Je réussi enfin à avoir quelqu’un dans le Perche pour photographier les auxiliaires de vie. Plusieurs mois nécessaires pour obtenir une réponse. Mais il semble qu’enfin le projet ait été entendu. Je vais pouvoir photographier ici, où je vis.
Départ pour Conflans-Sainte-Honorine pour photographier Mireille, auxiliaire, chez un Monsieur.