Territoires : Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie


En août 2021, la loi confortant le respect des principes de la République, dite « loi contre le séparatisme », est votée. Si cette loi entendait prévenir les risques de dérive religieuse, elle a très vite fait parler d’elle pour ses potentielles atteintes aux libertés individuelles : liberté d’enseignement en famille, liberté d’association et de militantisme politique, liberté d’agir selon ses convictions. Qui sont donc, loin des clichés, celles et ceux qui entendent tourner le dos à l’État et à ses institutions pour vivre « séparés » ? La photographe Alexa Brunet et l’écrivain Marion Messina sont parties à la rencontre de ceux qui ont choisi de sortir du système pour fonder leur contre-société basée sur l’enracinement, le retour à la terre, l’isolement, la pratique de la chasse, la quête de l’autonomie dans un courant de pensée écorésilient. Cette série a été réalisée dans différents noyaux de résistance individuelle, familiale ou collective dans le Cantal, l’Aveyron, le Lot et le Gard.

Brunet(c)Nanda Gonzague
© Nanda Gonzague

Née en France en 1977. Vit à Saint-Étienne-de-Boulogne. Diplômée de l’Art College de Belfast et de l’École nationale supérieure de la photographie, Alexa Brunet travaille pour la presse, les collectivités et des organismes indépendants. Influencée par le cinéma, la peinture et la littérature, elle donne à voir dans ses projets personnels scénarisés son interprétation de sujets comme les pièges de la technologie ou les dérives de l’agriculture industrielle. Son travail est exposé, publié et a reçu divers prix. Elle est membre du collectif Transit.

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Journal de bord

Photos : Alexa BRUNET
Textes : Marion MESSINA

JUILLET 2022

Mardi 12 juillet 2022

Première étape : chez Erik au Poët-Laval, dans la Drôme Provençale. C’est curieux : ce n’est pas la France des métropoles, c’est vrai, mais ce n’est pas une zone en retrait. Ça ne correspond pas à l’image qu’on se faisait a priori d’un lieu de vie de « séparé ». La départementale ne passe pas loin. On observe des champs de lavande et un beau relief non cafardeux, des petits commerces, des affiches qui indiquent que le coin est dynamique (manifestations culturelles, marchés, associations, clubs de sport, représentations de théâtre, spectacle). Il y a de petites zones commerciales avec des stations de lavage auto. Mais pour aller chez Erik, il faut prendre une route discrète, presque planquée, qui se transforme en chemin de terre très caillouteux. On rentre dans son fief, à quelques mètres des petits temples de la société de consommation. Et là, on découvre autre chose, un interstice, un pas de côté. Une sorte d’hybridation, de début de transformation, une séparation en germe – un refus qui couve depuis longtemps mais que la longue incubation rend paisible, non agressif.

Erik vit dans un hameau avec deux de ses frères, ses belles-sœurs, ses neveux, sa mère. La tribu occupe la ferme des aïeux, saucissonnée en habitations individuelles dans un esprit franchement moderne mais dans la vieille pierre paysanne. L’abreuvoir des bestiaux est devenu une piscine, alimentée par l’eau de la source, crachouillée par la tête de vouivre en bronze d’où coule l’eau de la source depuis plus d’un siècle. Chez Erik, la décoration est rustique et marque l’enracinement : photographie de profil d’une arrière-grand-mère, paniers tissés par la mère, journaux de la ferme des grands-parents, piano d’une ancêtre surmonté de deux antiques candélabres maintenant de grosses bougies rouges – du baroque campagnard en somme. Un escalier étroit et inégal conduit à la partie haute de la maisonnette : l’étage est une sorte de vaste bibliothèque en bois, brut, là aussi. Les livres se dénombrent par milliers, tout juste auréolés de quelques armes de gros calibre – un cadeau d’Erik à lui-même après l’obtention de son permis de chasse. Le personnage est aussi atypique que son environnement : encore tout jeune homme, il a planté les études pour partir crapahuter avec son aîné en Asie, de l’Afghanistan aux Philippines. Puis il est revenu en France avec une allergie aux terrains plats, aux centres commerciaux, à la bouffe insipide, aux conversations phatiques. Disons, pour faire simple, que même dans son « séparatisme » il est atypique, pour ne pas dire « luxueux ». C’est l’aventure, la grande, la vraie, qui l’a mené à trouver sa nature profonde : celle d’un ermite. Un ermite à proximité d’une départementale, entouré de la famille pour l’apéro et en prévision des coups durs – mais un ermite.

Devenu écrivain, Erik ne vit que du fruit de ses ventes et de ses à-valoir. Il a fait de sa soif intarissable de grands moments une source d’inspiration et de plaisir pour des milliers de jeunes lecteurs. Avoir à retravailler un jour dans le système conventionnel le terrifie. Il ne dépense presque plus rien : du bois pour se chauffer, récupéré dans la petite forêt sur le domaine familial, de l’eau fournie gracieusement par Mère Nature, de l’électricité, très peu, de la nourriture, très peu, d’autant moins que sa mère continue de tenir le potager en prenant soin des arbres fruitiers. De l’argent donc, pour l’assurance et les réparations de la petite voiture, usitée que pour les déplacements de randonnée, les cotisations obligatoires pour les auteurs, les impôts et le matériel de montagne (de seconde main) qu’il faut renouveler de temps en temps. Et surtout, maintenant : la chasse. L’objectif : satisfaire par soi-même ses besoins en protéines, en conservant et transformant soi-même la viande. Dans toutes les réalisations d’Erik se niche une part de fantasme héroïque, entre amour de l’Histoire, attrait pour l’archéo-futurisme et désir de retour vers un passé de vadrouilles exotiques. Dans la chasse, donc, Erik ne cherche pas qu’à s’alimenter, ni à faire du sport : il y a un désir de retour à la vie d’avant, celle qui n’a pas bougé pendant des siècles, mettant l’homme à nu, poussant au défi sous le voilage réconfortant de l’immuabilité. Il n’y aura pas, pour Erik, de bombes à balancer dans les terriers, de torture de l’animal, de chasse « beauf », mais bien, pour ce grand mystique, une demande, une supplique adressée à la bête, une mise à mort pudique, si l’on peut dire. Une quête de soi dans l’effort, la patience, la peur quand l’animal fonce sur l’homme – une aventure de plus.

Le déclencheur pour la chasse : le confinement. « J’ai senti que c’était ça, le plan. Rendre les êtres humains incapables de se nourrir eux-mêmes, de se soigner eux-mêmes, de penser par eux-mêmes. Une masse d’individus monitorés du matin au soir à qui on dit à quelle heure applaudir, quel jour se faire piquer, quoi dire, qui condamner, qui critiquer, qui exclure ». Selon Erik, les confinements de 2020-2021 ont préparé les esprits à la peur, donc à la soumission. L’exposition aux médias mainstream a annihilé tout esprit critique. « Au nom de la santé, on a fait accepter à la population un apartheid, ni plus ni moins, pour les intérêts des industries pharmaceutiques ». Le mot sera enfin lâché, celui que nous entendrons partout où nous irons par la suite : autonomie.

Mercredi 13 au vendredi 15 juillet 2022

Un village de ruines dans un fond de vallée dans les Cévennes, côté Gard. Davantage un hameau, racheté au prix d’une bouchée de pain une trentaine années de cela par des artistes de rue qui avaient eu une bonne saison. Ce village a été restauré au fil du temps par ses habitants, passant du bled fantôme à un lieu de vie extraordinaire, à l’abri des regards, en légère hauteur, dans un cadre archi-sec l’été et noir profond dès quinze heures l’hiver. Ce fief de fond de cuvette est un ancien village de mineurs ; la terre y est encore couleur bitume ; on appelle le bas du village « le terril ». Les maisons en pierre ne sont pas bien grandes ; certaines ne sont pas équipées de toilettes, ni même en électricité.

L’endroit a des allures de temple d’Angkor. La végétation recouvre des statues récentes mais gravées dans un esprit intemporel, à mi-chemin entre l’art polynésien et la gargouille de cathédrale. Les bicoques se dressent, minuscules ; l’esprit du lieu a été préservé. Les mineurs n’ont pas laissé la place à des citadins prêts pour les migrations pendulaires – il faut dire que la première grande ville est Alès, pas une métropole archi branchée. La particularité de cette communauté, c’est qu’elle est majoritairement composée de punks. Des punks propriétaires de masures dans un lieu top secret, dans les Cévennes. Des punks qui cultivent leur jardin, qui vivent au grand air, qui vivent avec peu. Des punks nés pour briser les clichés qu’on se ferait encore d’eux. Pas tous rangés des voitures, pas tous renégats, pas tous morts – le punk vit encore et il mange bio. « Le jour où y aura plus à bouffer en ville, qu’il y aura plus d’eau potable, plus d’électricité, c’est ici qu’il faudra venir » assène Rim avec son phrasé impeccable, mâtiné de gouaille. Ici, la résilience prend tout son sens. « L’hiver, on se lave avec une bassine, un gant de toilette, et c’est tout. Il fait froid, on se fout à poil et on se lave au gant, comme ça, avec vue sur la forêt et la neige. J’adore ces moments. Je suis libre. J’ai toujours eu des crises d’angoisse dans une salle de bain d’appartement, avec cet espace étroit, cette lumière artificielle, cette humidité, tout de suite, dans la pièce ».

Pourquoi être venus vivre ici ? Jean-Michel, un des historiques, co-fondateur du projet nous confie avoir eu envie, après un succès en ville de son passé de comédien, de fuir Paris et profiter d’un petit pécule providentiel pour bâtir quelque chose de stable. « La vie en ville aujourd’hui ? Impensable. Impensable. Je le pensais déjà il y a trente ans, alors, maintenant t’imagines… Il fallait profiter de cet argent pour un projet de long terme. Pas en profiter, le claquer et devoir rester en ville pour à nouveau gagner du fric. Il fallait être autonomes, trouver un endroit où on aurait le droit d’être qui on est ». Sans aucune sclérose puisque la réputation méritée du lieu, c’est celle de l’hospitalité. N’importe qui qui débarque est le bienvenu et peut s’inviter à table. La présence des punks résilients dans les parages leur a même valu des compliments de l’Office national des forêts pour leur gestion des ressources naturelles. « Avec nous, c’est sûr y aura pas d’incendie ».  Olivier est arrivé il y a peu. Jardinier passionné, c’est lui qui s’occupe principalement de la partie maraîchère. Il est là toute l’année – forcément, il y a des allers et venues et la majorité des membres de la communauté se replient vers des latitudes plus clémentes l’hiver venu. Olivier détonne. S’il est punk dans sa tête, il ne l’est pas dans son attitude, ni dans son apparence, ni dans son style vestimentaire. Il baisse le regard vers le sol, évite les questions relatives à sa vie d’avant. « C’est juste qu’on ne peut continuer comme ça. J’étais en ville. J’ai travaillé comme prof de musique, puis j’ai proposé mes services comme traducteur parce que je parle couramment anglais. Au tribunal, dans le Nord, on m’a demandé de traduire des dossiers, des cas sordides de filles qui passaient à Calais dans des camions pour être prostituées de l’autre côté. Non. Non, je ne voulais plus être au contact de ça, cautionner ça rien qu’en faisant mes courses ou en allumant la radio. Il fallait sortir ». Comme sortir du système, déclarer forfait en découvrant les règles du jeu, une vaste entourloupe. « Ce que je sais, c’est qu’il va falloir des gens qui portent leurs couilles, pour changer toute cette merde ».

 

Préparation tournage Punk. ©Alexa Brunet. 

Du jeudi 28 au samedi 30 juillet 2022

Le Cantal, ce n’est déjà pas très populeux, mais il faut encore imaginer un des coins les plus paumés du Cantal. Dans ce coin quasi-désertique, Benjamin a trouvé son morceau de Paradis (forcément, si l’Enfer c’est les autres…). Charpentier depuis vingt ans, Benjamin a toujours rêvé de charpenterie à l’ancienne, de travail qui confine au labeur, d’outils rudimentaires mais efficaces, de sophistication robuste et de défi titanesque. Après des années de chantiers en Suisse, il a décidé de réaliser son rêve de gosse : retaper un château, à l’ancienne, tout seul et selon les méthodes de l’époque. Son choix s’est arrêté sur les ruines de Saint-Cirgues-de-Malbert : quatre murs et pas un toit, une cheminée dans un coin sur le point de s’effondrer, des bébés arbres entre chaque pierre, une acceptation très récente de l’eau courante dans la cour et de l’électricité. Tout, absolument tout ici se joue sur le tempo du dix-septième siècle, avec quelques anachronismes charmants comme le poêle à bois dans « la réserve », l’unique pièce habitable du « château ». Par chance, les archives permettent de retracer toute l’histoire du lieu et les locaux voient d’un très bon œil l’arrivée d’un homme jeune, amoureux du terroir, bosseur et attraction assumée. Boire un café est l’affaire d’une demi-heure, le temps de mettre le bois dans le poêle, de laisser monter la température, prendre le feu et attendre que la cafetière italienne fasse le reste. Tout seul, remonter ce que des siècles ont mis à terre, c’est plus qu’un défi. Benjamin sait qu’il en a « pour toute sa vie ». Peut-être que ce ne sera pas suffisant, malgré l’aide de camarades charpentiers qui viennent autant pour prêter main forte que pour se former à la charpenterie traditionnelle, car Benjamin veut tout faire à l’ancienne : ruches, maraîchage, chasse, travail du cuir, confection de vêtements, coutellerie, travail du fer. Il se déplace à cheval, privilégie le troc, demande aux villageois d’accueillir les moutons dans leur jardin, compte sur sa sœur pour ramener en voiture lors de son passage une capote en cuir de calèche, de 1900.

 

Benjamin, Calèche. ©Alexa Brunet. 

C’est sûr qu’il y a quelque chose du jeu, un air mutin de gosse canaille par moments mais ce ne peut être une lubie : les conditions sont trop dures pour ne pas décourager les esprits cabotins. En discutant autour d’un café, Benjamin se confie « je ne voyais pas vraiment à quoi ça confinait de vivre comme ça. Faire de la charpente mal faite pour des maisons mal faites, pour lesquelles les gens allaient s’endetter sur trente ans. Faire de la mauvaise qualité, gagner de l’argent pour acheter de la mauvaise bouffe au lieu de prendre le temps de vivre et de la préparer soi-même. J’ai besoin d’être dehors, moi. J’adore travailler. Accepter un salaire, même confortable, pour me faire chier devant la télé le dimanche et acheter mes meubles à Ikea, non. Mon château, c’est le chantier de ma vie, ça va être lent mais je ne devrai rien à personne ». Son récit renvoie à l’histoire du facteur Cheval, le petit grand homme de Hauterives qui a, caillou après caillou, jour après jour, construit lui-même un palais à l’architecture foutraque et géniale.

Alors, patiemment et vaillamment, Benjamin tronçonne les arbres à la tronçonneuse, les débarde avec sa plus que brave jument, les équarrit à la hache, fait émerger les poutres, fait naître un nouveau monde. Mais pourquoi, objectivement, se compliquer une tâche déjà fort compliquée avec le décorum du seigneur médiéval ? Pour l’autonomie. Une obsession doublée d’une passion, d’un intérêt jamais assouvi pour les savoir-faire ancestraux. « Un être humain, c’est quelqu’un qui sait avant tout des choses pour sa survie face au monde animal ».

 

Benjamin, Débardage. ©Alexa Brunet. 

 

Miel. ©Alexa Brunet. 

Transhumance. ©Alexa Brunet. 

AOUT 2022

Du 30 juillet au 1er août 2022

Dans le nord de l’Aveyron, là où la plus grande ville des environs est encore Aurillac, nous gravissons une petite montagne très sèche et caillouteuse sous un soleil de plomb, à la rencontre de Tine et Tom. Tous deux forment un jeune et ancien couple aux quatre filles ayant toujours vécu ici. La première personne que nous croisons est une tête blonde, pour ne pas dire blanche : Bruine, quatre ans, à moitié vêtue et pas trop causante. Tom arrive et nous fait visiter la serre, immense, comme une entrée de cathédrale - une sorte de miracle au milieu de la sécheresse. « Cet été, j’ai accepté de tout laisser cramer pour me concentrer sur la serre ». Et dans la serre, les six membres de la famille ont tous de quoi faire ripaille : poivrons, courgettes, piments, salades, petits pois, plusieurs variétés de tomates, de pommes de terre, de plantes aromatiques, de protéines végétales – sans compter le basilic foisonnant et moultes espèces végétales exotiques : une vraie jungle !

Tom, à l’instar de Benjamin que nous avons quitté le matin, est un bosseur frénétique et méticuleux. Cela fait plus de dix ans que charpentier a construit sa maison en bois et matériel de récupération pour élever ses enfants dans la nature, en communauté libre, dans une envie de transmettre des savoir-faire fondamentaux mais aussi un savoir-être, un art de vivre dans le monde entre compassion pour le monde animal (ici on est végétariens et on n’élève pas de bêtes pour le sol), mystique traditionnelle et cosmopolite (rites païens celtiques, traditions mayas, quelques bribes de la religion bouddhiste, discussions à bâtons rompus sur les potentielles incarnations de chacun, considérations autour du karma, du détachement et de la raison de la survenance des événements) et enseignement en liberté.

Le rejet de la société est total, même s’il a fallu faire quelques compromis après dix ans d’autonomie quasi-absolue. « Je ne veux pas chier dans l’eau potable. Je ne veux pas manger d’animal torturé. Je ne veux pas que mes filles aillent à l’école pour rentrer dans le moule de la société de consommation alors que les enfants ont une curiosité naturelle pour le monde, une ouverture d’esprit incroyable. Je ne veux pas apprendre des choses inutiles ou fausses pour travailler pour avoir de l’argent alors que je peux me nourrir moi-même en respectant la nature ». Ce choix, Tom et Tine l’ont fait très jeune, pour ne pas dire adolescents. Tous deux élevés en Aveyron par des parents contestataires et « néo ruraux », les futurs parents ont grandi dans un monde déjà en marge, mais pas autant que celui qu’ils ont par la suite construit. La fille aînée, Lilipomme, quatorze ans, sait tirer à l’arc ; ici on vise un bidon de lessive suspendu à une branche par une corde et on pratique le tir instinctif. L’instruction en famille se veut elle aussi instinctive ; on fait confiance à l’enfant pour poser les questions relatives aux sujets qui les intéressent – par conséquent que de bons sujets pour lui. Pas d’emploi du temps au cordeau, pas de devoirs, pas d’évaluations – une envie de laisser l’enfant accoucher de son instruction par les questions, les suggestions de lecture, une liberté de gambader la nature en découvrant par soi-même. Ainsi, la marotte de Lilipomme pour cet été, c’est : les encres naturelles, fabrication maison. Et la jeune fille ne manque d’épater les visiteuses : pour évoquer son encre préférée, d’un noir profond, la voici qui se lance dans une leçon de chimie combinée à la géographie locale, puisqu’il lui a fallu aller chercher toute seule dans une grotte une roche particulière nécessaire à sa recette.

La maison est petite mais ne manque de rien : une pièce commune où l’on fait à manger, l’on se met à table, l’on se pose par terre sur de douillets tapis pour lire, faire des activités manuelles, coudre, trier les graines, préparer les légumes pour les conserves et la pièce du haut où tout le monde dort. C’est exigu mais chaleureux, très bien aménagé. Il doit y avoir plusieurs centaines de livres, principalement pour les enfants : des contes, des imagiers, des ouvrages de vulgarisation scientifique, des guides d’activités, des encyclopédies, des atlas. Une vraie bibliothèque. On sent que pour Tine, l’éducation à la maison a été l’objet d’une réflexion quasi continue. A tel point que la jeune maman a connu l’épuisement et la solitude. « On voulait absolument l’autonomie mais avant, il y avait tout un village pour faire ce que nous faisons à deux ». 

 

Tom et Tine, Arc. ©Alexa Brunet.

Tom et Tine, Rocket. ©Alexa Brunet.

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Tom et Tine, Bruine. ©Alexa Brunet. 
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Final de mois de Juillet. ©Alexa Brunet. 

Du 1er au 2 août 2022

On ne sait pas si Figeac est une ville qui se quitte. Après des kilomètres de route depuis le centre, on s’y trouve toujours. L’expression galvaudée de « ville à la campagne » n’a rien de galvaudé ici. Sur une route qui conduit déjà à une autre ville, mais au milieu des champs cuits par le soleil, plusieurs maisons imposantes du siècle dernier se suivent, dont celle de Simon et Marie. La bâtisse est celle d’un changement de vie, d’un changement de mentalité et d’un changement d’état. Le couple, originaire de Vendée, a opéré ici sa mue. C’est Simon qui en rit « il fut un temps au cours duquel je faisais 20 kg de plus parce que j’allais au Mac Do toutes les semaines ». L’homme a plutôt une carrure d’athlète, du moins de sportif au grand air. Coutelier, maréchal-ferrant, chasseur, menuisier, c’est un homme qui sait (presque) tout faire et qui entend bien ne plus payer pour des choses qu’il peut régler lui-même ou par le troc de services.

La transformation de Marie présente des traces plus discrètes mais le discours n’est pas moins profond. Kinésithérapeute de formation, Marie a décidé de quitter sa fonction après l’obligation vaccinale contre la COVID-19. « De toute façon, je n’avais plus rien à faire dans ce milieu », nous dit-elle en nous servant du kéfir de fruits. A l’instar de nombreuses personnes issues du corps médical, Marie nous  assure que le système de santé français est pire que défaillant : nuisible. On soignerait mal les gens, avec peu d’empathie, des méthodes chimiques inefficaces voire dangereuses ; on ferait l’opposé de ce qu’on devrait faire : miser sur la prévention, privilégier les méthodes douces, encourager l’auto-médication naturelle pour les petits problèmes, éduquer les enfants à l’aromathérapie, enseigner les vertus des pierres et cristaux, encourager l’agriculture biologique, corolaire d’une alimentation saine et équilibrée, ne jamais faire des choix uniquement pécuniaires pour les structures de santé, revoir la formation des soignants. La naissance de leur premier enfant, six ans plus tôt, un garçon a été un des premiers signes : « je me suis dit que ce n’était pas possible de travailler pour payer quelqu’un qui le garderait pour que j’aille travailler ». Mais Marie tient bon, le germe de la contestation dans l’esprit. Puis l’enfant va à l’école. « C’était absolument horrible. Il hurlait tous les jours avant d’y aller. Il était en souffrance. Comme ce n’était pas possible de le laisser là-dedans, on a cherché une alternative. Sans cela, on n’aurait jamais su que l’instruction en famille existait. On a fait le choix de se relayer avec Simon pour lui enseigner chez lui ce que nous savions et le petit a adoré ça. Quand nous avons eu notre fille, nous n’avons pas hésité ».

La famille est très bien entourée, avec des cochons, des poules, des chevaux, même si aucun animal, même mort de mort naturelle, n’est consommé. Le potager et les arbres fruitiers ne suffisent pas à nourrir la petite tribu mais Marie et Simon font des chantiers participatifs pour semer et planter à plusieurs ce qui va abondamment sortir du sol et être partagé entre les participants, comme cela a été fait chez le voisin, pour les pommes de terre. Simon travaille sur un légumier pour un voisin âgé qui ne veut plus avoir des économies à la banque. Ce n’est pas tant une vente qu’un troc : un légumier contre quelques billets car, même si l’autonomie est la volonté première, il reste la banque à rembourser pour la maison. Mais les dépenses du couple sont au plus bas : panneaux photovoltaïques, nourriture troquée contre les massages de Marie devenue naturopathe et réflexologue, pas d’achats de vêtements, pas de courses dans la grande distribution, véhicules très peu utilisés, plus de gros travaux dans la maison. « On ne va pas avoir le choix, de toute façon. La solidarité et le local, il n’y a que ça ».

 

Simon et Marie, Parage. ©Alexa Brunet. 

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Simon et Marie, Chasse. ©Alexa Brunet

 

NOVEMBRE 2022

Du 21 au 28 novembre 2022

24 novembre 2022

Me voici à nouveau sur les routes du Massif Central pour rendre visite à ceux que nous avions rencontrés cet été avec Marion. Cette fois-ci je suis seule à faire le voyage, tellement pressée de voir les montagnes d’Auvergne que je me prends un radar.


Premier arrêt : le château de Saint Cirgues dans le Cantal où vis mon frère Ben depuis cinq ans.
Lors de notre première visite le temps était caniculaire et Ben devait se lever à 5H pour attaquer le travail de maçonnerie sur le fournil avant les grosses chaleurs, sinon le mortier prenait trop vite et monter les murs devenait une corvée. Le maitre mot pour lui qui restaure ce château du 17e, c’est faire ce qu’il aime et le faire bien.
Désormais c’est l’automne et les pluies diluviennes de la semaine dernière ont fait tomber un pan d’un gros mur en pierres sèches qui ceinture le potager. Ici la pierre est omniprésente, autant l’empiler si on veut retrouver un bout de terre où planter des légumes.
Patiemment, il défait ce qui reste de la construction et remonte des contreforts qui éviteront au mur de s’écrouler à nouveau.
Je fais quelques images puis je pose mon appareil pour l’aider à la manœuvre. C’est long et pénible, salissant et technique, mais tout de même bien plus gratifiant que de faire un clic.
De temps en temps, alors que je m’échine sur mon tas de pierre, je l’entends entretenir des conversations enjouées et impénétrables. Ben a beau être partisan de la low-tech, il a tout de même installé un micro et des écouteurs bluetooth dans sa chapka en peau de ragondin pour pouvoir téléphoner en travaillant.

Benjamin, Mur en pierres. ©Alexa Brunet.

L’après-midi, malgré le froid de ces derniers jours Ben décide d’aller ramasser des champignons dans la forêt qui longe le château. Les arbres sont magnifiques mais la cueillette est bien maigre, c’est un peu tard dans la saison pour espérer remplir son panier. Toujours aussi provocateur, mon frère fait semblant de chercher à identifier une girolle avec une application qu’il vient d’installer sur son smartphone, juste histoire de voir si l’intelligence artificielle permet la reconnaissance basique d’un champignon qu’il connait depuis qu’il est tout gamin.

Benjamin, Champignons. ©Alexa Brunet.

Avant la tombée de la nuit, Ben a donné rendez-vous à Antonin son voisin agriculteur. Ils s’amusent à cueillir les dernières pommes de ses prés. Le challenge fait toujours partie de l’expérience : Antonin tient Iroise qui sert d’escabeau pour atteindre les branches les plus hautes. Les deux compères s’amusent ensuite à faire galoper la jument et comparer ses foulées, la scène a un petit air de course mongole.

Benjamin, Chevauchée. ©Alexa Brunet.

25 novembre 2022

Deuxième arrêt : Nord Aveyron chez Tom, Tine et leurs enfants vivant au fond des bois sur les contreforts d’une vallée sauvage.
C’est la deuxième fois que je leur rends visite et j’ai l’impression de faire partie de la famille. Les filles m’attendaient avec impatience en haut du chemin, fébriles à l’idée que je leur ai ramené un stick à lèvres artisanal à chacune.


La timidité que je pouvais sentir au début chez elles a complètement disparu et même Bruine la plus jeune me suit partout et prend ma main pour grimper les pentes. Elle ponctue ses pas de remarques plus qu’avisées et savantes sur les minuscules changements de la nature qu’elle perçoit.
Ici aussi les couleurs de l’automne ont adouci les contours. Malgré quelques jours de mauvais temps, je suis contente de reprendre la route et mon boitier.
C’est un jour un peu spécial car les quatre filles vont rencontrer le nouvel enseignant de l’école San Hipo à laquelle les jumelles vont bientôt se rendre tous les jours.
Les enfants n’ont jamais été à l’école,  les parents ayant toujours prôné l’instruction en famille. Cependant la vie à six H24 n’est pas sans inconvénient. Noisette et Amande qui ont le syndrome de Williams ont besoin d’attention et désormais d’un accompagnement extérieur. Leurs parents voient d’un bon œil la réouverture de l’école Montessori du village voisin avec un nouvel instituteur arrivé en cours d’année. Je les accompagne donc pour ce premier échange atour d’un atelier de travaux manuels.
La plupart des parents présents s’interrogent sur ma présence et refusent que les visages de leurs enfants apparaissent à l’image. Tous ont peur de les retrouver sur les réseaux sociaux et je dois expliquer les raisons de ma présence à de nombreuses reprises.
Les filles finissent par m’oublier totalement et je suis impressionnée par leur facilité à s’intégrer et se sentir à l’aise avec les autres.
En partant, l’enseignant me demande de lui envoyer les photos pour le petit journal de l’école. Je sens qu’il est content de ce premier contact avec les enfants du village et qu’il a quelque part besoin de garder une trace de cet échange.

Tom et Tine, Toiture. ©Alexa Brunet.

26 novembre 2022

Le temps semble enfin s’améliorer et je guette le moindre signe des nuages qui permettrait d’envisager une lumière un peu moins terne. Lors de notre première visite je n’avais pas réussi à faire un portrait de famille concluant. Bruine était comme à son habitude en colère et elle menait son monde à la baguette. Elle a réussi à gâcher une belle séance de portrait, à mon grand désespoir. Aujourd’hui un petit miracle se produit, la lumière est belle et tous semblent bien disposés à réitérer l’expérience imposée du « portrait de famille ». Les soucis ont déjà été cueillis mais qu’importe, on en trouve encore quelques uns sur les tiges et la photo se transforme rapidement en bataille de fleurs.

Un peut plus tard Lili Pomme l’aînée de la famille m’explique en quoi consiste la fête celtique de Samaïne que la famille célèbre chaque année au début de l’automne.
Tine et les enfants ont construit une sorte de toile d’araignée en fil autour du cimetière des animaux de la maison. Enfants et adultes se griment le visage avec du charbon, allument des lanternes et rejouent la cérémonie pour mes yeux seuls, avant que les dernières lueurs du jour ne disparaissent.
Je quitte cette famille si accueillante avec regret. Pas certaine de revenir avant longtemps.

 

Tom et Tine, Samaïne. ©Alexa Brunet.

Lilipomme, Samaïne (fête celtique).

27 novembre 2022

Troisième arrêt : le Lot chez Simon et Marie

Je les retrouve à Saint Bressou pour la fête de l’arbre. Ils passent la journée sur place pour présenter les avantages de la June, la monnaie locale dont ils font la promotion avec beaucoup de conviction mais parfois aussi un peu de lassitude devant le peu d’engouement des autres bénévoles de leur association. La perspective de passer la journée derrière un stand ne les réjouit pas trop et bientôt Simon est réquisitionné pour presser les pommes avec un pressoir artisanal, ce qui semble mieux lui convenir.
Je m’ennuie un peu, les visiteurs sont nombreux mais les conférences n’éveillent pas ma curiosité et tout le monde profite de la journée pour retrouver de vieilles connaissances. Je préfère aller marcher et attendre que l’évènement se termine pour retrouver Simon et Marie chez eux à Figeac.
Le jardin est bien plus vers que cet été, où les champs avaient les couleurs du Sahel. Je tourne autour des animaux de la basse cour, toujours impressionnée par la taille du couple de cochons de compagnie que Simon considère presque comme des membres de la famille. Il a beau être chasseur, les animaux qui vivent chez eux ont droit à une mort naturelle.

Cette semaine en compagnie de ces familles si fusionnelles me renvoie à mes propres contradictions et mon besoin de solitude. Je réalise avec effroi que je suis aussi heureuse de repartir que je l’ai été d’arriver.

 

Simon et Marie, Pressage. ©Alexa Brunet

Simon et Marie, Bois. ©Alexa Brunet.

Simon et Marie, Bassecour. ©Alexa Brunet.