Territoire : Collectivités d’outre-mer


Ce reportage s’inscrit dans le prolongement du travail que Patrice Terraz mène depuis 2018 sur la jeunesse ultramarine. Après la Nouvelle-Calédonie, la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon, il est allé rencontrer les habitants de Wallis-et-Futuna, îles perdues au cœur du Pacifique, à un moment où l’ordre traditionnel s’y trouve mis à l’épreuve. En immersion dans ces royaumes coutumiers, au plus près des autorités séculières et des habitants, ce travail s’intéresse aux stratégies d’adaptation développées par cette société unique face à l’exode de ses jeunes et au changement climatique. Il donne une visibilité à une jeunesse oubliée de France, tiraillée entre les traditions communautaires et l’appel de l’ailleurs.

Patrice Terraz
Patrice Terraz

Né en France en 1964. Vit à Marseille. Patrice Terraz mène des projets au long cours. Avec « La mauvaise réputation », réalisé dans un lycée professionnel près de Perpignan pour la mission photographique collective « La France vue d’ici », il entame une série sur la jeunesse française. Il a notamment suivi les jeunes Kanaks de Nouvelle-Calédonie à l’aube du référendum de 2018. Collaborateur régulier de la presse française, il a exposé dans de nombreux festivals, musées et galeries en France et à l’étranger. Il est membre de Divergence images.

 

 

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Journal de bord

L’histoire commence ici.

 

L’histoire commence à Lilia entre un lieu jaune et une araignée de mer.
Dans ce petit hameau du bout du monde à l’extrême pointe du Finistère nord, on va acheter son poisson aux Viviers bretons, face au phare de l’île Vierge. Ce jour là, trois jeunes filles travaillent dans cet établissement habituellement tenu par quelques pêcheurs du coin en ciré jaune. Intrigué par leur teint halé et leur type polynésien, je leur demande à tout hasard, vous êtes de Wallis ? Oui me répondent-elles. Y aurait-il un lien invisible entre les endroits du bout du monde ? Un besoin irrésistible de retrouver un océan lorsqu’on en quitte un autre ? Me voici face à mon dernier chapitre de mon futur travail sur l’exode des jeunes wallisiens. Qu’importe de commencer par la fin, la coïncidence est trop belle.
Rendez-vous est pris pour échanger et parler de mon futur voyage. Avant l’heure dite, je griffonne sur un bout de papier, les noms des contacts que j’ai à Wallis.
Le premier sur ma liste s’appelle Pelenato Tauota, c’est avec lui que j’échange depuis plusieurs mois, il a immédiatement accueilli mon projet photographique avec beaucoup d’enthousiasme. Il organise bientôt les Assises de la jeunesse territoriale et m’invite à y participer activement, bref, il est mon meilleur contact sur place.
Je montre ma liste à Malia, la jeune fille assise devant moi et lui parle en premier de cette personne. En a-t-elle entendu parler ? Elle me regarde les yeux embués et me dit : c’est mon père.

 

Les sœurs Tauota

Malia et Heiata. ©Patrice Terraz.
Malia et Heiata. ©Patrice Terraz.


Malia Tauota est ici pour le travail saisonnier avec sa sœur Heiata, et deux amies, Hina et Sarah. Toutes sont originaires du même village de Te’esi au sud de Wallis.
Si elles ont atterri à Lilia, commune de Plouguerneau, c’est qu’elles connaissaient Lélé, un wallisien de leur village qui s’est installé ici pour y ouvrir un bar, le Ty Faré. Tous les matins, elles sont aux Viviers bretons, puis elles travaillent au Ty faré en soirée.
Malia a 24 ans. Elle a quitté Wallis en septembre 2016 quelques mois après l’obtention du bac. Elle est venue à Nantes pour suivre une licence STAPS (Science et Technique des Activité Physiques et Sportives). Son très bon niveau en volley lui a fait intégrer l’équipe de Niort, où elle vit actuellement et joue en Nationale 2. Sa sœur Heiata, d’un an sa cadette, a suivi le même parcours.

Mail envoyé par Patrice TERRAZ à Pelenato TAUOTA le 20 Juillet 2022.

"Mon cher Pelenato,

La vie nous réserve parfois de magnifiques surprises.

Dans ce petit village du fin fond du Finistère où nous nous rendons chaque année, ma compagne Isabelle et moi, nous avons pris l'habitude d'acheter notre poisson aux Viviers breton, à quelques mètres du camping où nous résidons. Quelle surprise l'autre matin d'y rencontrer 3 jeunes filles de Wallis. Rendez-vous pris pour échanger avec elles. Et quelle incroyable émotion lorsque j'ai appris que j'avais en face de moi votre propre fille ! Ce premier échange avec Malia annonce le commencement d'une belle histoire. Comme elle me l'a dit hier : ton reportage commence ici. Je ne pouvais espérer plus belle rencontre pour parler de l'exode des jeunes et pou m'immerger à l'avance dans votre culture. Je reviendrai vers vous prochainement pour vous faire part de la suite de cette belle aventure.

Je vous souhaite une excellente journée,

Bien cordialement

Patrice. "

Mail envoyé par Pelenato TAUOTA à Patrice TERRAZ le 23 Juillet 2022.

"Bonjour Patrice et Isabelle,

Navré du retour tardif.

Mais, effectivement, l'émotion est partagée et me laisse perplexe et sans voix de ce que cela veut bien signifier !

Néanmoins je suis honoré et je remercie l'univers d'avoir oeuvré en faveur de mes enfants, ma petite famille et vous dans ce vaste espace de connexion universelle. Vivre de tels événements n'est pas donné à tout le monde et doit avoir un sens que nous nous devons de trouver et d'honorer.

Nous le découvrirons sûrement lors dudit projet commun à venir.

N'hésitez pas à impliquer les jeunes que vous avez sous la main car elles sont toutes embarquées avec moi sur les projets envers la jeunesse WF surtout dans nos sombres moments actuels. Vous disposez déjà de réflexions et sources d'informations matures, engagées et équilibrées comme préambule avec ces dernières. Même, Lele, du "Fale" est une source de référence, d'inspiration, de respect et de réussite avec courage et témérité de notre jeunesse en quête d'émancipation et d'insertion.

Je démarche pour votre logement et vous tiens au courant dès que je trouve des cas intéressants en perspective. Ne vous faites pas trop de soucis pour cela.
J'ai intégré votre venue et votre projet dans mes réunions de travail et projets 2022 avec les instances de la collectivité, chefferies-coutume, Etat, diocèse, association et société civile. Pour l'instant je n'ai eu aucune remise en cause.
A très bientôt et que la journée soit belle et bienveillante comme notre rencontre !

Pelenato TAUOTA."

 

Le Fenua tatoué sur le bras.

Tatouage Fenua. ©Patrice Terraz.
Tatouage Fenua. ©Patrice Terraz.


C’est sur le bras de Heiata que commence le lexique. Le Fenua, c’est l’île, le pays.  Le Fenua lui manque.  Il lui tarde de rentrer au Fenua. Pour ma part, j’ai hâte de découvrir le Fenua.
BONJOUR se dit Malo Te Mauli. Le (Te) se prononce à peine : Malo t’mauli.
À présent les mails que je reçois de Pelenato commencent par Malo Patrice. Et si mes parents étaient bretons et m’avaient appelé Malo, écrirait-il Malo Malo ?
AU REVOIR se dit Tata…


Lélé


Le Ty Faré est tenu par Lélé et Paul (qui est tahitien). Ils ont organisé un grand week-end festif  « la Fête du Pacifique », avec repas traditionnel, danses et musiques polynésiennes et stands de tatouages. L’occasion pour la communauté wallisienne, très importante en Bretagne de se retrouver au son du Ukulélé. L’occasion aussi pour Lélé de faire une démonstration de ses talents de danseur.

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Lélé. ©Patrice Terraz.


Papalagi

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©Patrice Terraz.


Léon a tenu à emprunter mon appareil pour me prendre en photo. J’apprends que je suis un Papalagi (prononcer papalagni), c’est comme ça que l’on appelle les métros, les blancs. J’apprends aussi que beaucoup de wallisiens sont agents de sécurité en métropole. Je constate que je ne fais pas le poids.

 

 

Avant de poursuivre le journal de bord, j’en profite pour expliquer quelques mots et donner quelques règles de prononciation. 


-    Tous les « E » se prononcent « É » 
-    Tous les « U » se prononcent « OU »
-    le G se prononce comme les deux dernières lettres du mot anglais king ou song
-    Toutes les lettres se prononcent.


Le Fale : la maison. 

La maison traditionnelle avec le toit en feuilles de pandanus : le fale lau

Le fale collectif à Futuna : le fale tauasu

Le fale collectif à Wallis : le fale fono

Le kava : Boisson traditionnelle issue de la racine de la plante du même nom. 


Autrefois la racine était mastiquée par de jeunes vierges avant d’être transformée en boisson. Aujourd’hui la boisson est parfois préparée directement avec la racine que l’on broie dans des mortiers en bois, puis que l’on brasse avec des fibres végétales dans le tanoa. Le plus souvent elle s’achète en poudre que l’on dilue dans l’eau et que l’on filtre, ce qui n’enlève en rien son côté sacré. 


Le kava a un goût terreux et légèrement poivré. Il est non alcoolisé. Il est sensé détendre et procure une sorte d’engourdissement assez subtil. Le kava est servi dans des demies-noix de-coco polies appelées ipu. Ce sont les jeunes qui se chargent de la préparation et de la distribution qui suit toujours un ordre protocolaire, en fonction de l’importance des convives. On reste assis et on se fait servir. La personne qui nous sert attend que l’on ait bu avant de reprendre le ipu et d’aller le remplir à nouveau pour le prochain.


On peut en boire des litres pendant les tauasu qui s’étirent. Les conséquences d’une forte consommation n’ayant pas été totalement éclaircies, le kava est toléré dans les territoires du Pacifique mais reste interdit en France. (Oui je sais Wallis et Futuna est une collectivité d’outre-mer française, mais c’est comme ça qu’on dit là-bas lorsqu’on parle de la métropole, on dit la France.) Les seuls effets indésirables notables sont une sécheresse de la peau que l’on voit couramment sur les jambes des anciens qui en boivent depuis toujours.


La plante est plutôt rare à Wallis, plus courante à Futuna où l’on peut la voir autour de certains fale. Elle pousse particulièrement bien sur l’île d’Alofi, la petite voisine de Futuna.


Summum de l’offrande, se présenter à un chef coutumier avec une racine de kava vous garantit d’obtenir les meilleures considérations.
Le tanoa : Grand récipient en bois sculpté d’une seule pièce, dans lequel on prépare le kava. Objet central et irremplaçable de toute cérémonie. Pas d’événement sans kava, donc pas d’événement sans tanoa. Sa valeur symbolique semble illimitée, il est représenté partout, y compris sur la mitre de Monseigneur. 


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L’arrivée.


L’avion s’est posé en pleine nuit. Ou pour être plus précis, avant que le jour ne se lève ce matin du 28 octobre 2022. Cela m’a laissé un léger sentiment de frustration de ne rien voir de ce nouveau territoire avant d’y poser le pied. 
Mais avant d’aller plus loin, petit retour en arrière depuis le départ de Marseille 84 heures plus tôt. On ne débarque pas aux antipodes comme ça. Arriver ici indique de passer par là :


Je suis accueilli à l’aéroport par Pelenato et sa femme Maire avec un magnifique collier de fleurs qui sent divinement bon.


 

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Arrivée. ©Patrice Terraz. 


Ces colliers resteront une particularité d’ici et un vrai mystère. Ils ne sont pas destinés seulement à souhaiter la bienvenue. Ils sont portés en permanence par un peu tout le monde, y compris par les hommes quel que soit leur fonction. Ils apparaitront tout au long de mon séjour je ne sais comment, pour atterrir autour de mon cou, parfumant mes journées. Rares seront les jours où je n’en porterai pas un. Ils se transmettent spontanément et peuvent être accumulés sans limite les jours de fête ou de cérémonie particulière.

1er jour


Tout a commencé à l’internat de Lano. Le jour de mon arrivée, je suis convié à une réunion concernant les préparatifs du jubilé des 175 ans de cet internat historique. Ce jour spécial aura lieu dans un mois et devra être célébré en mettant à l’honneur la jeunesse du territoire. L’internat sent l’Histoire avec un grand H. Le lieu est ouvert en 1847 par Monseigneur Bataillon, évêque précurseur de l’évangélisation de l’Océanie centrale, pour en faire le premier  séminaire du Pacifique. Lano formera de nombreux prêtres jusqu’en 1940. Lano devient ensuite un centre de formation académique, puis en 1970, un internat qui accueille les jeunes de Futuna qui quittent leur île pour venir au lycée. Il est divisé en deux parties : côté Lano pour les garçons et côté Sofala pour les filles.


C’est ainsi que le reportage commence, entouré de Futuniens qui me parlent de la beauté de leur île et des spécificités de leur culture avec les yeux qui brillent. Être interne à Wallis est un premier déracinement pour eux. Une sorte d’entrainement pour la suite. Lorsque tous les bacheliers devront quitter le territoire pour faire des études à Nouméa ou en France, les Futuniens auront cet avantage sur les Wallisiens : avoir déjà connu un avant-goût de l’exil. 

L’importance du tauasu.


Le mot a été prononcé dès les premières minutes par les internes de Lano. « M’sieur vous venez ce soir, on fait tauasu. »
J’avais déjà entendu ce mot de la bouche de Heiata cet été à Lilia. Après m’avoir appris à dire bonjour, elle m’avait dit, tu verras à Futuna ils font ce qu’on appelle, le tauasu. Tous les soirs, les hommes du village se retrouvent pour boire du kava et discuter de tout et de rien, de la journée qui s’est écoulée. C’est un moment d’échanges, de vie collective. Je n’avais pas saisi l’importance de cette information. Le tauasu régule toute la vie des Futuniens. Le rendez-vous est quotidien. On ne se demande pas ce qu’on va faire le soir à Futuna, on va au tauasu, c’est tout. Les femmes restent à la maison ou vont au bingo. Vous ne verrez pas une goutte d’alcool  lors d’un tauasu. Depuis peu, les chefferies ont autorisé les jeunes à y participer, afin de réduire leur consommation.


Le tauasu peut être en petit comité, entre amis, plutôt décontracté, ou très officiel, très protocolaire, lorsqu’il est pratiqué avec les chefs de villages ou autres personnalités coutumières importantes. Il peut aussi revêtir la forme d’une grande fête exceptionnelle, où participent parfois les femmes, où l’on chante et danse le soamako, pendant une bonne partie de la nuit.


Le soamako est la danse traditionnelle incontournable. Tout le monde sans exception sait danser le soamako. J’imagine que ça doit s’apprendre à la naissance. La preuve que je ne suis pas né là-bas.


Ainsi donc, me voici à mon premier tauasu au fale lau de Lano à boire du kava, à côté de Teli assis derrière le tanoa. J’étais à Wallis et déjà un peu à Futuna.

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Tauasu. ©Patrice Terraz. 

Pelenato


Après quelques jours au gite Oceania de Mata Utu, c’est décidé, je vais aller habiter chez Pelenato et Maire qui m’ont préparé une chambre dans leur magnifique maison de Te’esi au sud de l’ile. Je profite de l’exode des filles parties faire leurs études en France.


Si Pelenato a accueilli mon projet photographique avec tant d’enthousiasme c’est qu’il est très préoccupé par la situation des jeunes à Wallis et Futuna. Une vague de suicides a fait 6 morts depuis décembre 2021. Sans compter quelques récidives et tentatives avortées. C’est un drame sans précédent et personne ne sait comment y faire face. Le covid est arrivé ici après tout le monde, un an après la métropole, mais il a mis un coup sur ce territoire déjà isolé par sa situation géographique. Rappelons que nous sommes au centre de l’océan Pacifique. Tahiti est à 3000 km à l’Est. Une seule ligne aérienne relie Wallis à Nouméa, située à 2000 km à l’ouest, et lorsque cette frêle liaison vers le monde extérieur s’est rompue, la sensation d’isolement devait être à son comble. 


Pelenato a décidé de prendre les choses en main et s’évertue à sensibiliser toutes les instances de l’île au mal être des jeunes. Un parcours rendu difficile par la structure très particulière de cette société. Ici les pouvoirs sont partagés en 3 : l’Eglise, les royaumes coutumiers et l’Etat français. Il faut mettre tout le monde d’accord avant qu’une décision soit prise.


Mais Pelenato est un homme de terrain et va directement à la rencontre des personnes concernées. Il a pressenti que nous avions ce point en commun et me présente à tout le monde qui sera susceptible de m’ouvrir les portes. Associations de jeunes, missions locales, service de l’environnement, bureau de recrutement de l’armée, club de sport, assemblée territoriale, vice-rectorat, diocèse… sans lui j’aurais été perdu. Je l’ai appelé mon facilitateur de terrain. Mais comment le remercier, qu’attend-il de moi en échange ? « Il faudrait que tu libères la parole. Il existe ici une timidité culturelle. Les jeunes ne se sentent pas légitimes pour s’exprimer. Ils se sentiront plus libres de parler avec un papalagi plutôt qu’avec quelqu’un d’ici. Ils doivent s’émanciper ici avant de s’émanciper ailleurs. »


La photographie aura-t-elle cette vertu d’alléger en quelques semaines le poids de la religion et de la coutume qui pèse sur la jeunesse depuis des années ?
 

Le fléau


J’ai pas mal entendu parler ici du fléau du cannabis. Je dois dire qu’il m’a fallu plus d’un mois, entouré tous les jours de jeunes, avant de voir un joint tourner. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais le terme de fléau ne me semble pas très approprié.


On cite très souvent un autre fléau qui fait des ravages chez les jeunes : internet. Celui-ci est plus facilement visible. Le haut débit est arrivé ici seulement en 2018 et ce fut un choc brutal. Personne ne s’était vraiment préparé à son arrivée et aucune mise en garde n’a été faite sur l’utilisation de ce nouvel outil. 


J’ai beaucoup aimé cette phrase de Palepa, une cousine de Pelenato : « On a la chance d’être en retard sur tout : le covid, internet, tout est arrivé après. On aurait pu prendre des leçons en observant comment ça se passait ailleurs, on ne l’a pas fait. »


L’ouverture virtuelle sur le monde extérieur dans cette société ancestrale a forcément causé quelques troubles, notamment une diminution des activités collectives, une augmentation de l’isolement, et chez certains, un rejet de la vie coutumière. J’ai même entendu dans une église que je ne citerai pas, qu’internet était l’œuvre du Diable. « L’ennemi est partout, il est invisible, il entre chez nous par le téléphone. Une famille est détruite et Satan est content. Une seule solution : la prière. » J’atteste avoir entendu ces propos en 2022.


Dites à Pelenato que la seule solution au mal être des jeunes est la prière et il bout comme une cocotte-minute. Je me réjouis de son esprit critique et du recul qu’il a sur son propre pays.

11 novembre 2022


Mis à part la grande messe qui a rassemblé le roi, le préfet et une bonne partie des habitants de l’île à la cathédrale de Mata Utu, le 11 novembre a été un jour spécial pour les habitants du village de Te’esi.


Une nouvelle chapelle va naître sur l’emplacement de la plus vieille chapelle de l’île construite par Monseigneur Bataillon et récemment détruite. Il s’agit de couler la dalle et cela réunit tout le village. Chaque famille apporte son lot d’offrandes, sous forme de boissons, taro ou cochons cuits dans le umu, le four traditionnel creusé dans la terre. Le fonctionnement des cérémonies collectives est un peu vague pour un novice comme moi. La nourriture abonde et tout est offert. Les cochons arrivent encore fumants, sont déposés, puis redistribués à la fin de la journée selon un protocole qui m’a totalement échappé. 


Une véritable effervescence anime la petite place en bord de mer. La journée est historique et Saint Antoine de Padoue aura bientôt un nouveau lieu d’adoration au bord du lagon. Le chef du village et le député de Wallis et Futuna, sont assis à boire du kava avec d’autres personnalités coutumières. Les femmes s’affairent à distribuer la nourriture et des colliers de fleurs particulièrement fournis à ceux qui n’en auraient pas ou pas assez. Couler une dalle en béton orné de 2 ou 3 colliers de fleurs semble naturel. J’ai eu bon protesté en prétextant que j’avais déjà un appareil photo autour du cou, on m’a chargé quand même.

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©Patrice Terraz. 

MUA UTUFUA !


C’est le cri de guerre qu’ils ont poussé lorsque je suis passé devant eux en voiture. Quand j’ai vu le tableau, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter. Traduction : Mua c’est le district sud de Wallis. Utufua c’est leur village. Wallis fait à peine 20 km de long par 10 de large et est divisée en 3 districts. Il est courant de revendiquer une appartenance à un district et de vanter les mérites de son village, voire de dénigrer les autres. Je n’ai jamais été concerné par ces petites divisions locales. Je me suis toujours senti le bienvenu quel que soit l’endroit où je me suis rendu. Ce jour-là n’a pas fait exception et 3 secondes après les avoir salués, j’avais une canette à la main. 

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Utufua. ©Patrice Terraz. 


Viko, Polo, Kumi et Peni travaillent aux champs pour le plus grand maraicher de l’île et passent leur temps libre à picoler. C’est eux qui ont employé ce terme. La bière coûte cher et ils sont fiers de se revendiquer alcooliques. N’entendez pas ce mot comme nous l’entendons ici, mais comme une forme de réussite sociale.

Futuna


J’ai eu deux contrariétés lors de mon séjour.
La première a été de constater qu’il n’y a pas vraiment de plages à Wallis. Non pas que je pensais venir me la couler douce, mais le littoral est décevant. Si le tourisme est peu répandu, ce n’est pas seulement dû à l’éloignement géographique. Le sable a été longtemps ramassé pour servir aux constructions et il est à présent quasiment inexistant. Son absence facilite l’érosion due à la montée des eaux, réduisant insidieusement la superficie de l’île. Vous verrez tout le long de la côte, des murs construits pour limiter ce phénomène, au mieux des enrochements. La solution est éphémère et les murs ne tiennent pas longtemps. Si l’on s’aventure dans l’eau, on marche sur un platier, parfois rocheux, parfois vaseux. L’eau a une couleur douteuse et la proximité des parcs à cochons devient suspecte. Il faut donc un bateau pour s’éloigner d’une centaine de mètres avant de rejoindre les eaux turquoise du lagon et les magnifiques plages des îlots qui l’entourent. Celles que l’on voit précisément sur internet.


La deuxième contrariété a été la complexité avérée pour me rendre à Futuna. En entrant dans le bureau d’Air Calin qui détient le monopole des liaisons aériennes, je pensais avoir le loisir de prendre un billet aux dates qui me convenaient. Loin s’en faut. Futuna, située à 230 km de Wallis est desservie par un unique avion de 16 places presque toujours plein. De plus, il est fortement recommandé de prévoir une marge pour le retour car l’avion ne repartira pas de Futuna si le vent du nord est trop fort, ou en cas d’avarie technique. Ce qui arrive fréquemment. Je paie donc mon billet l’équivalent de 250 euros pour rester sur liste d’attente. Mon salut a résidé dans le fait que l’avion ne se remplit pas en fonction du nombre de passagers mais au poids. Mon gabarit assorti à mon sac minimaliste m’a permis de me glisser dans le premier créneau disponible. Mon séjour à Futuna durera à peine 10 jours. J’aurais souhaité y consacrer plus de temps. Futuna se mérite et elle le mérite. Je pense surtout à la difficulté des habitants de Futuna lorsqu’ils veulent se déplacer. Les internes de Lano ne peuvent parfois pas profiter de leurs vacances scolaires faute de place pour rentrer chez eux.


Le trajet en avion dure une heure et a dissipé toutes mes contrariétés.

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Avion. ©Patrice Terraz. 


J’ai loué une voiture à mon échelle, toute petite. J’avais un peu l’impression d’être ridicule au milieu de tous ces gros pick-up. J’ai emprunté la seule route de l’île complètement défoncée, parsemée de trous béants et de ralentisseurs. Cette route fait de la peine. Elle est sensée faire le tour de l’île, mais elle est coupée depuis le cyclone Tomas de 2010. Elle est le symbole du désengagement de l’état dans ces territoires éloignés. J’ai mis plus d’une demi-heure pour parcourir les 15 km entre le sud et le nord de l’île. Je vous jure que lorsqu’on arrive à cette pointe tout en haut, la sensation d’être au bout du monde est réelle. 

1er jour à Futuna


Mon séjour a coïncidé avec le lancement des États généraux du handicap qui a mobilisé une bonne partie des habitants de Futuna. C’était un bon prétexte pour rencontrer beaucoup de gens, notamment Tanya et Laka de l’Association des Jeunes du Royaume de Sigave, qui venaient de chanter à la messe et qui avaient activement participé à l’organisation des états généraux. Le groupe m’a tellement bien accueilli que je ne l’ai plus quitté. Je suis resté en retrait avec eux pendant les débats qui se déroulaient sous le fale tauasu en face de l’église de Sausau. 
Je me suis assis entre Talaga et Matetau.

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©Patrice Terraz. 

Boire café


Toute cérémonie, événement particulier, fête locale ou nationale commence par une messe. Rappelons que 99,9 % de la population de Wallis et Futuna est catholique. Personnellement je n’étais jamais allé autant à la messe de toute ma vie. Ensuite on va « boire café ». Entendez par là, vous attabler dans une grande salle commune située face à l’église, devant une tonne de victuailles diverses et variées, allant du poulet grillé au crabe de cocotier, accompagnés par l’éternel taro. Tout a été apporté par les habitants, dans des paniers tressés en feuilles de cocotier, et mis gracieusement à la disposition de la communauté. Je vous mets au défi de passer devant une salle commune à ce moment-là sans être invité à rejoindre le banquet. Il y a tellement à manger que chacun repartira avec des paniers pleins. Ensuite on peut passer au déroulement de la journée, qui commencera toujours par d’interminables discours de bienvenue et se finira autour d’un kava, suivi d’interminables remerciements. 
 

Tasi


Mon séjour à Wallis et Futuna aura baigné dans un climat constant de bienveillance et de respect à mon égard. Cela m’a permis de faire souvent de belles rencontres. Celle avec Tasi a été importante.

Futuna est une ode à la nature sauvage. Ici point de lagon, l’océan frappe directement les flancs de cette île qui s’est érigée des montagnes comme pour se protéger. Elle est principalement habitée sur la côte Sud-Ouest, où se succèdent les villages en bord de mer, illuminés de couchers de soleil spectaculaires. La côte Nord-Est, balayée par les vents et assaillie par les vagues, semble totalement indomptée. Elle abrite cependant un village particulier, Poi. C’est ici que se trouve une des plus grandes basiliques du Pacifique et le sanctuaire de Saint-Pierre Chanel. Et c’est ici que j’ai rencontré Tasi.

Tasi a 26 ans. Il a vécu quelques années à Nouméa où il était chauffeur d’engins.  En 2018 il a réalisé que son destin était ici et il est revenu vivre dans son village. Son grand père était roi d’Alo et rien ne l’empêchera lui aussi de devenir roi. 

Tasi cultive la terre à Alofi, comme beaucoup de Futuniens, et aussi une parcelle que l’on voit très haut dans la montagne au dessus du village de Poi, pour montrer qu’il est fort. Il dit que celui qui cultive la terre est libre de parler partout, que le taro et le cochon sont plus importants que l’argent. Il connaît tout sur l’histoire de Futuna, et bien sûr, celle de Saint-Pierre Chanel.

Saint-Pierre Chanel, San Petelo Sanele en VO, est la référence absolue de la culture de Wallis et Futuna. Son portrait est partout, son histoire s’apprend par cœur dès l’école maternelle. Rappelons qu’ici l’école n’est pas laïque. L’enseignement est catholique jusqu’au CM2.

Pierre Chanel, missionnaire mariste, arrive à Futuna en 1837 pour convertir la population. Il s’installe à Poi. Il convertit beaucoup de natifs mais ça ne se passe pas très bien. Il est assassiné en 1841 par Musumusu, le gendre du roi d’Alo. Devenu martyr, ses reliques sont exposées dans le sanctuaire et un musée lui est récemment dédié. Tasi me fait une visite guidée du sanctuaire. Ce dernier affirme en brandissant le même casse tête qui a tué Saint-Pierre Chanel, qu’il est un descendant direct de Musumusu. Il a compté 29 générations entre le célèbre assassin et lui.

Il me propose ensuite de me montrer les sépultures royales de la dynastie de Tui’Agaifo.


Avant de nous séparer, Tasi m’invite à revenir le soir pour le tauasu. Je n’ai pas hésité une seconde. C’est en manou, assis sur une natte posée sur la soupe de corail, à côté du vicaire patele Kapeliele Katoa, que j’ai passé cette magnifique soirée.

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Poi. ©Patrice Terraz. 

Le manou


C’est le paréo que tout le monde porte, femme ou homme, et ce n’est pas du folklore. C’est Cédric Takasi qui m’a mis la puce à l’oreille. Il travaille au service de l’environnement de Futuna, enseigne au collège de Fiua et a aimablement pris le temps de me recevoir. Il voulait me présenter une personne qui était probablement aux états généraux du handicap ce jour-là. Il fait un drôle de détour pour accéder à la salle polyvalente, comme s’il voulait que personne ne le voit. Il n’a pas osé s’approcher du fale où les débats avaient lieu. Je ne comprenais pas ce qui posait problème. Au bout d’un moment je lui ai demandé pourquoi il semblait si gêné. « C’est parce que je ne porte pas de manou » a-t-il répondu. Il sortait du bureau, en short, et il était inconcevable pour lui de se présenter en public dans cette tenue. C’est là que j’ai compris que porter un manou était chose sérieuse. Les jeunes de Lano m’avaient prévenu, « si tu vas à un tauasu il te faut un manou ». 
 

Keletaona


Il y a deux royaumes à Futuna : Alo et Sigave. Il s’est passé un événement dont on ne m’a jamais donné une explication bien claire : il n’y a pas de roi à Alo en ce moment. Le précédent, Tuiagaifo Lino Leleivai a abdiqué, ou a été destitué, selon les versions, et le royaume cherche encore un suppléant. Il ne m’en restait donc plus qu’un à photographier, le Keletaona, c’est comme ça qu’on nomme le roi de Sigave. Le rendez vous est pris grâce à Francis, délégué du préfet qui me donne ses précieux conseils. Je transcris son sms :

« Quand tu t’adresses au roi et à son conseil tu le fais ainsi : Keletaona, messieurs les ministres et chefs coutumiers de la grande chefferie de Sigave et tu expliques ta mission en laissant le temps à l’interprète de traduire…c’est eux qui devraient commencer. S’ils ne le font pas ils te donneront la parole et toi tu leur adresses les salutations : je vous adresse mes sincères et respectueuses salutations en ce début de semaine et vous remercie de me recevoir. Je forme le vœu que notre réunion se déroule de la meilleure façon… »
Et de rajouter : « Prends une bouteille de whisky que tu remets à l’interprète et qui te fera entrer. »

La rencontre eut lieu dans une salle de réunion, tables en formica, murs blancs et néons. Oubliez le clinquant, vous êtes dans le réel.

Volley


N’ayons pas peur des mots, à Wallis et Futuna les gens m’ont paru surhumains. Je ne parle même pas de la morphologie impressionnante. Ils chantent, dansent, jouent de la musique, exécutent toutes sortes de travaux harassants sous une chaleur torride avec le sourire et s’envolent au filet lorsqu’ils jouent au volley quelque soit leur poids. Les filles et les garçons se sont taillés une sérieuse réputation au rugby. Il faut dire qu’ils s’entrainent dans des conditions particulières. À Wallis une compétition de beach rugby avait eu lieu sur l’îlot Kaviki. La marée n’avait pas totalement libéré la plage et les matchs se déroulaient à moitié dans l’eau. À Futuna le terrain est juste un champ bien débroussé, entouré de cocotiers, au pied des montagnes. Le site est splendide. J’y ai rencontré Manae Feleu qui fait partie du XV de France féminin. Elle est originaire d’ici, ainsi qu’une multitude de joueurs qui brillent régulièrement dans les équipes de France. Faire naître de tels champions avec si peu de moyens relève du miracle, ou de qualités exceptionnelles.
 

Cependant, le volley tient une place particulière et joue un rôle social très important. À Futuna, chaque jour, les jeunes se retrouvent au terrain de volley de leur village. J’y ai revu Falau. Je l’avais rencontrée à l’internat de Lano, lors d’un déplacement pédagogique avec sa classe Patrimoine du collège de Fiua. Falau a 15 ans et rêve de devenir journaliste pour découvrir le monde. D’un autre côté, elle se verrait aussi bien travailler au service culturel de Futuna. Partir, rester…l’attachement au Fenua est très fort, chacun pèse le pour et le contre. J’ai rencontré aussi ceux qui sont partis, puis revenus profiter de la douceur de vivre. Comme témoignent Sapolina et Elike, jeune couple de 23 ans. Ils faisaient leurs études à Toulouse. Ils ont essayé de travailler là-bas mais ils ont préféré revenir vivre ici, cultiver le taro. « On est mieux ici à travailler aux champs. On ne paie ni loyer, ni eau, ni impôt. On n’a pas besoin de grand chose finalement pour être heureux, on est libres. » L’absence de loyer et d’impôt sont des avantages souvent cités. 
Le temps s’écoule et les balles volent jusqu’à la tombée de la nuit. La pénurie de réverbère nous pousse à quitter les lieux. C’est bientôt l’heure du tauasu. Le rythme des Futuniens est réglé comme du papier à musique.

Matignon

Le fale tauasu du village de Taoa est le plus grand de Futuna et il a la réputation d’y rassembler les personnalités coutumières les plus prestigieuses. C’est pourquoi on l’a surnommé Matignon. Ce soir-là une  messe spéciale suivie d’une grande cérémonie, fêtaient les deux ans du patele (père) Sosefo Vikena, à la tête de l’église de Taoa. Tout le royaume d’Alo était là. Il m’a fallu refuser le plus poliment possible les multiples invitations à aller « boire café » dans la salle commune aux néons criards, alors que devant moi le kava était en train d’être préparé selon la méthode ancestrale, sur fond de coucher de soleil. Après la collation, le fale s’est rempli pour une cérémonie du kava, privant toute personne extérieure du moindre mouvement. Enfin la musique s’est mise à résonner au rythme des tongs frappées sur une caisse en bois. Seul papalagi de cette assemblée, j’ai opté pour une approche progressive. D’abord à l’arrière avec les jeunes préposés au service, je me suis avancé, toujours en tailleur (on ne se met pas debout lors d’un tauasu) au gré des signes encourageants, jusqu’à me trouver au rang du tanoa. Le kava a coulé à flots. Même les mamans ont fait de courtes apparitions pour danser. Patele Sosefo a prouvé qu’il était un éminent danseur.

On le voit à droite, en chemise noire sur cette vidéo.

 

Alofi


En 1768, Bougainville frappé par l’isolement et l’impossibilité d’aborder Futuna, l’a surnommé « l’enfant perdu ». Mais Futuna n’est pas enfant unique et a une petite sœur, l’île d’Alofi. Les internes de Lano avaient tellement insisté pour que j’y aille, que je leur ai promis de le faire. Aller à Futuna sans voir Alofi était de l’ordre du blasphème. Pour mon dernier jour à Futuna, je devais respecter mes engagements. Évidemment ils avaient raison. Non seulement Alofi est une perle qui mérite l’adjectif de paradisiaque, mais elle tient une place coutumière très importante. C’est là que la plupart des gens d’Alo viennent cultiver la terre. À 6 h du matin j’étais à Vele, d’où partent les bateaux. Arrivent Maleko, Petelo et Pelenato, venus du village de Kolia pour aller aux champs. J’ai embarqué avec eux. Il faut 5 minutes de bateau avant d’accoster sur une plage immaculée, puis une heure trente de marche dans une forêt primaire pour accéder à leur parcelle. 

J’ai calé mes pas dans ceux de Maleko.


Alofi réserve d’autres surprises. On y trouve une chapelle et un habitant, Atelemo, surnommé Bruce Lee. Je n’ai pas trop su pourquoi on l’appelle comme ça, mais je n’ai pas insisté car l’homme, malgré son âge, semblait avoir encore de la ressource. Les traductions que me fait Maleko sont un peu confuses. Voici ce que j’ai retenu. Bruce Lee vivait au village d’Ono, il s’est installé ici depuis que sa femme l’a quitté, il y a ? (très longtemps). Il a 86 ans ET DEMI.
 

Pour récapituler à Futuna : 


- 2 royaumes
- 1 route 
- Pas d’eau potable
- 1 dicton : « Si Wallis est un bijou, Futuna est un diamant »
- 1 surnom : « l’enfant perdu »
- 1 petite sœur : Alofi
- 15 villages
Pour chaque village : 
- 1 église
- 1 fale tauasu
- 1 salle commune polyvalente
- 1 terrain de volley


Retour à Wallis


Je suis retourné à Wallis chargé d’émotions et d’un sac rempli de colliers de fleurs destinés aux internes de Lano. Ils devaient célébrer le soir même leur dernière messe avant les grandes vacances. La livraison provenant des parents à l’égard de leurs enfants a été l’occasion de refaire briller les yeux des internes en évoquant mon séjour. J’étais allé dans leurs villages. J’avais rencontré leurs parents, leurs cousins. Ah ça fait du bien d’entendre parler du pays ! Est-ce que j’étais allé à Alofi ? Oui ! L’honneur était sauf.

Les prénoms


J’ai systématiquement noté les prénoms des personnes que j’ai photographiées. Je déteste légender les images anonymement. Souvent, lorsque je demandais le prénom de quelqu’un, la réponse arrivait après une légère hésitation. La plupart du temps j’avais droit à leur prénom en version française, celui que personne n’utilise. Il me fallait insister à chaque fois et dire, non mais comment on t’appelle normalement. Quasiment tous les prénoms sont issus des saints catholiques, mais traduits en wallisien. Ainsi Marie devient Malia, Thérèse devient Teleisia, Joseph devient Sosefo, Jean devient Soane, Bernard devient Pelenato et Patrice devient Patelise.
En me voyant sortir régulièrement mon petit carnet pour prendre des notes, Pelenato sourit : « Sais-tu que la généalogie de Wallis et Futuna a été faite par les missionnaires maristes fin 1800, en faisant du porte à porte ? Ils ont tout consigné sur un petit carnet comme le tien, qui est archivé au Vatican. » 

La généalogie est une notion importante dans ces îles. Dites à quelqu’un que vous êtes allé à tel endroit et que vous avez rencontré telle personne, il répliquera « c’est mon cousin » Ça marche aussi avec « c’est ma cousine. »
 

La coutume


Il y a beaucoup à dire sur la coutume. En fait, je pense que c’est le sujet le plus important. Celui dont on parle le plus. Celui qui divise le plus. La coutume a forgé le socle de la société wallisienne. Elle s’est adaptée avec l’arrivée des missionnaires et l’évangélisation. Une succession de compromis de part et d’autre ont réussi à faire cohabiter religion et traditions ancestrales.

On peut entendre par coutume, tout ce qui régie la société traditionnelle, le roi et sa chefferie, ministres coutumiers et chefs de villages, qui remplacent nos maires. Cette organisation sociétale est toujours d’actualité.

La coutume englobe aussi toute une série d’obligations qui rythment le quotidien des habitants. Ce qui se traduit parfois chez les jeunes, par la sensation de faire toutes les tâches ingrates.

Pour les filles : tresser les nattes, cueillir les fleurs, faire les colliers, faire la cuisine pour les offrandes, avoir de l’argent pour les offrandes…
Pour les hommes, cultiver le taro et nourrir les cochons. 

Chaque famille a sa parcelle de taro et son parc à cochons. Le taro s’offre aux cérémonies mais peut se consommer tous les jours, alors que le cochon est essentiellement élevé pour la coutume. Plus il sera gros, plus l’offrande sera prestigieuse. Nourrir les cochons suppose d’aller chercher des noix de coco, les débourrer, les ouvrir et enlever la chair.  

Au final, les pratiques coutumières ont un coût non négligeable. «  C’est un peu notre façon de payer des impôts, avance Pelenato. Sauf que nous les payons directement à la communauté de notre village ou de notre district. »

Lolesio a 18 ans et m’a invité à passer chez lui le jour de l’obtention du Bac. N’importe quel jeune de son âge aurait arrosé l’événement. Au lieu de ça il a nourrit ses 20 cochons avec son grand père. 2 heures de travail, qu’il effectue quotidiennement en sortant du lycée. « C’est pour ça qu’il y a plein de jeunes qui veulent partir.» Lolesio est membre de l’Assemblée Territoriale des Jeunes et défend activement la coutume. Il n’est pas encore minoritaire mais les lignes bougent.

Le jubilé


Arrive enfin le fameux jour du jubilé des 175 ans des internats de Lano et Sofala. Ce 28 novembre marque la clôture de toute une série d’évènements et de préparatifs. Le site devait être impeccable. La semaine de mon arrivée, les jeunes de Lano avaient déjà réparé une partie du toit du fale lau. Une armada d’internes s’était activée pendant plusieurs jours pour ramasser les feuilles de pandanus ( lau ) dans la forêt, tresser, lier, monter, accrocher. Un tel savoir-faire à l’adolescence m’a littéralement abasourdi. Le site est aussi régulièrement débroussé. On ne plaisante pas avec ça. L’herbe fait à peine 2 cm de haut et on sort la débroussailleuse. J’avais demandé naïvement si cette herbe rase que l’on voit partout était une espèce endémique… Je vous déconseille de vous rendre à un tauasu sans avoir débroussé chez vous, vous seriez la risée de tout le village. La propreté est aussi une chose sérieuse. Les filles manient les râteaux à feuilles et les balais quotidiennement. Les îles sont d’une propreté irréprochable. À chaque fois que je demandais aux femmes ce qu’elles faisaient pendant que les hommes étaient aux champs, elles répondaient, on fait le ménage, on balaie… 


C’est donc sur un site exemplaire que s’est déroulé le jubilé. La foule était nombreuse et tout s’est déroulé en extérieur. La messe, les chants, les danses se sont succédés. Les filles de Sofala et les garçons de Lano ont dansé chacun leur tour. La mixité est un petit agneau apeuré par le loup de la religion. Seuls les membres de l’Association Paroissiale des Jeunes de Mua se sont présentés ensemble filles et garçons. Leur président Magoni a fait un discours plein d’émotion s’excusant auprès des instances coutumières du mal qu’auraient pu causer les jeunes à leurs parents tout au long de l’année. Puis ils se sont mis à danser en chantant  :
«  Nous avons voulu participer au jubilé malgré les difficultés de cette période et les photographies seront là pour prouver les récits que nous feront à nos futurs enfants » 

L’îlot


Je n’ai pas cité toutes les personnes qui ont compté ou qui m’ont aidé lors de mon séjour. J’en suis désolé, la liste serait interminable, mais je dois tout de même évoquer Allan. Il est professeur d’éducation socio-culturelle au lycée agricole Vaimoana et passionné de photo. Lui aussi passe beaucoup de temps à échanger avec les élèves et s’est pris d’affection pour les internes de Lano. Ça fait beaucoup de points communs. Il m’a ouvert les portes du lycée afin que je que je projette mon travail et que j’explique ma démarche photographique. En fin d’année il a eu la bonne idée d’organiser un week-end à l’îlot Nukutapu avec les élèves qui voulaient fêter leur BAC. C’est Ewen, un de ses élèves de terminale qui nous a emmenés avec son bateau. Comme Lolesio, Ewen est membre de l’Assemblée Territoriale des Jeunes. L’ATJ est un groupe d’une vingtaine de jeunes qui siège à l’assemblée territoriale. Une des premières idées soumises par l’ATJ, a été de renforcer l’information sur la sexualité en milieu scolaire. Le lycée se limite aux cours d’anatomie de SVT et il fallait combler le manque d’information. La demande a été faite, suite à des jeunes lycéennes qui sont tombées enceintes et qui ont dû arrêter leur scolarité. L’avortement et la contraception sont des sujets tabous. Une extrême pudeur plane sur les adolescents. Il a fallu passer une soirée isolés sur un îlot, pour voir des jeunes couples se tenir la main. Le feu de camp favorise la discussion et la parole se libère. J’aurais constamment entendu deux points de vue divergents. Un amour incontesté du Fenua « t’as vu ici c’est le paradis, on dirait le ciel » qui s’oppose à un désir de partir «  ici c’est plus comme avant, c’est chacun pour soi, la coutume ça pèse… » 
Le Red Label a arrosé le BAC. Certains ont disparu dans la forêt. J’ai pris mes quartiers seul sur la plage. J’ai essayé de viser l’étoile polaire australe pour orienter mon appareil photo et je me suis endormi.

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Ciel. © Patrice Terraz

Le fai kava 


Mon séjour a duré suffisamment longtemps pour que je puisse préparer une petite projection à l’attention des personnes photographiées. J’en ai fait une pour les internes de Lano-Sofala et j’en ai fait une à l’assemblée générale de l’Association Paroissiale des Jeunes de Mua. Ils avaient organisé pour l’occasion un fai kava. C’est le mot wallisien pour dire tauasu. Dire tauasu à Wallis c’est alimenter la théorie de certains qui prétendent que les Futuniens imposent leur culture ici. Le sujet est délicat, on dira donc fai kava. 


Il y avait beaucoup de monde, un groupe de musiciens, la soirée s’annonçait festive. Même en me forçant à ne pas comparer, la notion de fête ici est très spéciale. Tout le monde est assis, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. On commence par des discours, et on sert le kava. Puis on joue un morceau de musique au volume maximum et une partie de l’assemblée se lève pour danser. À la fin du morceau on se rassoit, on baisse le son, on ressert un tour de kava. Et ainsi de suite toute la soirée. Qui dit kava dit soirée sans alcool. Pour finir, les festivités s’achèvent par une demi-heure de discours. 


Je pense que je n’étais pas le seul à trouver le temps long, car je suis allé faire un tour sur le parking et certains avaient réussi à s’éclipser en douce pour se retrouver à l’arrière des pick-up.


C’est toujours à l’arrière des pick-up que tout se termine. Mon séjour n’a pas échappé à la règle, entouré de Remi, Malia, Enza et Magoni.

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Pick-Up. © Patrice Terraz


Mais le séjour n’était pas tout à fait terminé, il me restait encore une journée et une mission à accomplir.


Lavelua


Cela fait exactement 6 semaines que j’ai posé le pied sur ce territoire. C’est aujourd’hui mon dernier jour et je suis loin d’avoir tout compris. Comme me l’a conseillé Pelenato à mon arrivée, je me suis déconstruit pour mieux me fondre et apprécier ce nouveau monde. Ne cherche pas à comparer avec ce que tu connais. 


Il y a une chose que je n’ai pas voulu lâcher. Dès le premier jour, j’ai demandé à photographier le Lavelua. C’est ainsi que l’on nomme le roi de Wallis. Je l’avais déjà vu à la messe du 11 novembre, mais cela me paraissait logique dans ma démarche de photographe documentaire, de l’approcher de plus près. Le chemin pour faire parvenir ma demande a été long et sinueux. Parfois même très occulte. Au fil des expériences, j’ai fini par comprendre que je devais abandonner la notion de prise de rendez-vous. Je commençais à désespérer. Il y a bien une chefferie dissidente actuellement à Wallis, mais je ne voulais pas commencer par photographier un roi non reconnu officiellement, avant de photographier le Lavelua. J’aurais pris le risque de prendre un vol bleu. (Je fais une parenthèse sur le vol bleu. Faites un impair diplomatique, une insulte au roi, un délit quelconque et on vous expulse illico par un « vol bleu » avec interdiction de remettre les pieds sur le territoire.)


Il s’est passé un petit miracle la veille du dernier jour. Heu, le chef du village de Vaitupu, est passé à la maison. Il est plutôt bien placé dans la hiérarchie de la grande chefferie car c’est lui qui était reçu à Paris par Emmanuel Macron, en tant que représentant du monarque pour les Assises de l’Outre-mer. Je lui raconte ma déception de partir d’ici sans avoir rencontré les plus hautes instances coutumières. Il saisit son téléphone et d’un simple coup de fil, le rendez-vous était pris pour le lendemain matin. Je n’y croyais plus.  « Homme de peu de foi » m’a rétorqué Pelenato.


Je ne vous dis pas la pression le lendemain. Nous sommes partis en catastrophe chercher une racine de kava chez le chef du village de Te’esi. Maire a sorti tout l’attirail. Nous avons revêtu le taovala, la large ceinture en natte de bourao, tenue par le noo, une corde tressée en fibre de coco, puis nous sommes allés au palais royal de Mata Utu.


 

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Dernier jouer. © Patrice Terraz


Après maintes salutations, présentations, remerciements et palabres, les membres de la grande chefferie se sont installés sur des chaises de jardin en plastique devant le palais. Une imposante chaise en bois trônait au centre. Une porte s’est ouverte. Le Lavelua est apparu, s’est assis sans un mot, impassible, et je me suis exécuté.

Le départ


Le pire moment. Incapable de parler sans être étranglé par des sanglots. Ma vue se brouille. Il faut abréger. J’ai fui vers l’embarquement. Je me suis retrouvé assis dans l’avion, couvert de doutes sur le travail effectué, comme  toujours. Le doute c’est la routine du photographe. Plus inhabituel, j’étais aussi couvert de colliers de coquillages. Interdites de séjour en Nouvelle-Calédonie, les fleurs restent au fenua. Pour garder le geste affectif, on les remplace par les coquillages. Belle astuce. Merci Maire et Pelenato.