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- Florence Levillain - Adolescents, une crise, des crises
Territoire : Île-de-France
Ce reportage a été réalisé au sein du Centre intersectoriel d’accueil pour adolescents du groupe hospitalier universitaire de Paris (premier établissement hospitalier parisien des maladies mentales et du système nerveux), où les admissions se sont multipliées pendant la pandémie. Il interroge les conséquences psychiatriques de la crise sanitaire.
Née en France en 1970. Vit à Poitiers. Le travail de Florence Levillain est centré sur l’humain. Elle a notamment réalisé une série consacrée aux rituels de beauté, « Parce qu’ils le valent bien », une sur le marché de Rungis, ainsi qu’une autre sur les usagers des bains publics, exposée au festival Images singulières à Sète et à Pantin lors du Mois de la photo du Grand Paris. Sa série « Nébuleuse », sur les conséquences de la distanciation sociale sur les jeunes après le Covid, a reçu plusieurs prix. Elle est représentée par l’agence Signatures.
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Journal de bord
Novembre 2021
Après ma série photo métaphorique et mise en scène intitulée « Nébuleuse », j’ai la volonté de prolonger le sujet de l’impact de cette pandémie sur nos adolescents, mais cette fois sur le terrain, en reportage. Face à l’augmentation impressionnante des consultations en pédopsychiatrie je cherche des contacts dans ce secteur.
Je me mets à la recherche d’une structure innovante qui pourrait avoir une approche de la psychiatrie un peu différente d’un hôpital fermé.
C’est en entendant parler du Ciapa que je trouvais enfin un axe qui me permettait d’allier les deux objectifs que je m’étais fixés :
1) Mettre en évidence les anxiétés d’une génération et la recrudescence des problèmes psychiatriques qui en découlaient,
2) Au travers d’un reportage valorisant le travail d’une équipe bienveillante pratiquant des techniques institutionnelles positives.
Début décembre 2021
Je rencontre un pédopsychiatre qui travaille au CIAPA, je lui explique mon projet de reportage. Il en parle au directeur du Ciapa qui m’accorde un rendez-vous malgré son emploi du temps très chargé, nécessitant quelques insistances de ma part.
Fin décembre 2021
Je rencontre le directeur du Ciapa, je lui explique mon projet de reportage qu’il présente à l’équipe.
Ils sont intéressés.
Janvier 2022
Je rencontre le service communication du GHU dont dépend le Ciapa
Tous me mettent en garde sur la difficulté de traiter des sujets inhérents à la photographie mais qui sont particulièrement sensibles pour ce projet : la difficulté d’approche du sujet, la difficulté d’obtenir des autorisations, le cadre très précis éditorial et juridique que l’on va m’imposer etc…
Ils sont intéressés.
Février 2022
recherches, enquêtes, chiffres, interviews, rencontres.
Mars 2022
Je présente mon dossier pour participer à la grande commande avec le résultat de mes recherches et cette proposition de sujet.
Avril 2022
Mon dossier est retenu.
Mai 2022
Je revois le directeur, puis le service de la communication, puis le service juridique pour définir des modalités de ce qui sera appelé « ma résidence en immersion ».
1ere étape : le contenu des autorisations
Echanges multiples entre le service communication du GHU, la BnF, mon agence pour établir une autorisation commune, à faire signer aux modèles, contenant un périmètre d’exploitation pour chacun tout en respectant le cadre juridique.
Finalement deux autorisations devront être signées par les modèles, l’une avec l’entête GHU et l’autre avec l’entête BnF (incluant chacune les attentes de mon agence).
Au total 5 documents devront être signés lorsqu’il s’agit d’une personne majeure pour elle-même, 5 documents pour des personnes majeures donnant l’autorisation pour un mineur (le mineur doit aussi signer) et donc 10 documents pour un majeur figurant sur une image en présence d’un mineur dont il est responsable.
Le projet de déménagement se concrétise plus vite que prévu en projet mais pas aussi rapidement et l’équipe du Ciapa doit soudainement emménager dans de nouveaux locaux.
Une longue période d’attente et de relance pour commencer le reportage.
Je revois le service de communication et le service juridique du GHU pour les modalités de présence. Bien sûr comme toujours, ce qui est normal : suivre les contraintes médicales, les attentes des équipes, les normes sanitaires et de sécurité etc.
Juin 2022
Le Ciapa est maintenant situé dans le 18eme arrondissement ; les locaux sont tout neufs.
Le responsable de la communication me présente le directeur qui m’introduit auprès de toute l’équipe. L’accueil est chaleureux. Naturellement des personnes me font savoir qu’elles ne souhaitent pas être photographiées, d’autres souhaitent réfléchir, la majorité accepte. Je distribue les autorisations.
Il est décidé que pour l’obtention des autorisations des jeunes je devais :
1) demander son accord au psychiatre référent du jeune. S’il me le donne je dois :
2) demander au jeune son accord ; S’il me le donne je dois :
3) demander l’accord à ses parents.
Une fois l’autorisation familiale écrite obtenue, le jeune peut être photographié.
Il est arrivé régulièrement qu’une fois l’autorisation obtenue, le jeune soit déjà ressorti de l’hôpital.
Le reportage commence.
27 Juin 2022
Séminaire annuel de pôle
Réunion de tous les acteurs en pédopsychiatrie du secteur, quel que soit leur fonction.
Réflexion commune sur les améliorations possibles, sur les cas d’école sur les phénomènes sociétaux. Contenu de réflexion très intéressant, très riche d’une grande tolérance. Personne ne juge, l’idée est de partager, mieux comprendre pour mieux aider les jeunes patients.
Je me présente à tout le monde.
Le rythme du Ciapa quoi que très cadré est très compliqué à comprendre de prime abord, car 24h/24 avec beaucoup de réunions, d’entretiens, d’activités et d’impondérables. Le manque de personnel impose aux soignants un rythme parfois très dense, amenant à des arrêts maladies, des remplacements etc. j’y vais donc régulièrement sans faire de photos au début, sauf du personnel seul et parfois pour rien car n’ayant d’autorisation pour personne.
Je tente une journée complète de 7h du matin à 23h pour voir les différents échanges, moments, voir une grosse partie des équipes présentes et mieux comprendre le rythme de ces jeunes. Il s’avère par contre trop compliqué de rester dormir sur place.
J’appréhende mieux le lieu et décide de faire le reportage en carré pour rappeler la structure, accentuer les perspectives des couloirs, faire référence à la boite, l’enfermement.
Je suis frappée par ces locaux tout en bleu et blanc, je décide donc de conserver la couleur. Les lieux sont lumineux, je choisis d’appliquer un développement très clair à mes fichiers et un peu granuleux pour le coté ouaté, rassurant de l’endroit.
Juillet 2022
Pour la première fois un séjour d’une semaine, extérieur au Ciapa, en bord de mer est expérimenté avec 4 jeunes.
J’obtiens toutes les autorisations pour les 4 jeunes et les soignants qui partent sont d’accord également. Je loge avec eux dans le gite.
Très belle aventure…. Je me trouve au sein d’une équipe qui se questionne, qui écoute, qui ne juge pas, qui est présente mais pas trop, beaucoup d’attention et de vigilance mais discrète. Beaucoup de paroles, de mots forts de lâcher prise de sensibilité…émotions.
Retour à Paris.
S’ensuit l’été, avec moins d’activités, car du personnel en vacances, absent, qui mute…mais ma présence s’installe. Plus que jamais je sais que mon sujet sera fait de tous petits moments très éphémères et très subtils. Il faut tenir, rester aux aguets. S’interroger, chercher mais rester à distance, pudique.
L’équipe m’intègre totalement et fait preuve d’’une bonne volonté exemplaire pour m’aider à avancer et à obtenir les autorisations. Mais chaque décision, chaque tentative, chaque idée doit être validée par le psychiatre référent puis par le jeune. Rentrer dans une chambre, assister à un entretien, une réunion, photographier un examen. Tout est très lent et l’approche est beaucoup moins spontanée que dans un sujet journalistique habituel, même d’un sujet délicat.
Pour obtenir les autorisations des jeunes tous les cas de figures se sont présentés. Il est arrivé que je demande immédiatement l’autorisation du psychiatre, d’autres fois nous avons maintenu un temps d’observation, parfois il m’a été interdit de photographier certains jeunes par le psychiatre, et certaines autres fois je n’ai rien demandé pensant que ce serait trop compliqué.
Puis sont venues la rentrée et l'automne
C’est une période de forte dépression générale affichant un pic de consultations de jeunes qui vont très mal. Puis sont venus, l’hiver…et le mois de décembre.
Des jeunes sont encore là. D’autres partent puis reviennent. D’autres sont à peine restés. A chaque fois prendre le temps de mieux se connaitre, de recommencer une rencontre, une approche puis une approche photographique.
J’arrive à saisir quelques petits échanges, pourtant énormes aux vues des circonstances et des situations mais qui photographiquement sont presque des détails et qui sans paroles sont imperceptibles. Comme toujours en photographie on cherche la bonne distance, comment dire sans les mots mais souvent instinctivement. Ici toute action doit questionner sur le respect de la personne, le secret médical, le fait qu’ils sont mineurs, fragiles.
Août 2022
En pleine chaleur un ado me demande de faire des « belles photos de lui » « des photos professionnelles ». Je lui dis que je vais y réfléchir et que je vais voir avec l’équipe avec qui je travaille en étroite collaboration.
Je savais qu’en acceptant d’autres demandes s’ensuivraient. Je commence toute une réflexion liée au portrait bien sûr (comment ? où ? pour dire quoi ?) mais aussi sur la pudeur de la situation, la complexité de l’adolescence et puis comment ne pas choquer des jeunes souvent si peu surs d’eux même, n’aimant souvent pas leur corps, leur personnes. Ils sont timides, mais aussi anorexiques, parfois paranoïaques, psychotiques pour certains.
Il m’apparait qu’il est important de leur laisser le choix de leur représentation en les photographiant derrière un voilage en 4 épaisseurs. En 4 épaisseurs ils ne sont que silhouettes et le deviennent de moins en moins, en se dévoilant, s’ils le souhaitent.
Puis le protocole imposé : proposition au directeur, puis aux psychiatres, puis à l’équipe. Discussion débat sur la pertinence, le pourquoi, le comment et comment cela doit être présenté aux jeunes.
C’est accepté et j’installe un studio dans une salle à part. Ce n’est pas une médiation, pas un acte thérapeutique mais cela s’inscrit dans ma démarche artistique.
Les jeunes ne sont photographiés qu’avec l’accord des psychiatres et sur la base du volontariat évidemment.
L’obligation que je me fixe est de présenter les images au jeune photographié en premier pour qu’il fasse son choix. S’il ne veut rien garder on jette tout. On ne garde que ce qu’il veut montrer et je lui demande au moment de la sélection de faire une distinction entre ce qu’il garde pour lui ou ce qu’il accepte de montrer aux autres même des inconnus.
Les séances sont toutes surprenantes. Même des jeunes très déprimés, très en perte de confiance, et gênés, voir malades avec l’image de leur corps se laissent prendre au jeu narcissique de la photographie, s’amusent, se livrent. La photographie les valorise. Les discours sont très matures
Nous choisissons ensemble en privé (après autorisation) à la bibliothèque, les images ; j’imprime leur sélection et leur fait signer.
Ce travail dépassant le champ du reportage, champs photographique annoncé à tous au départ je décide d’envoyer la sélection du jeune pour diffusion, à tous les représentants légaux, en leur demandant par mail une autorisation supplémentaire d’ajouter ces portraits à mon travail de reportage.
En parallèle le reportage continue. Tout se passe très bien avec les jeunes à condition de maintenir une distance et de respecter leur espace surtout dans les moments de crise.
Ce fut donc une espèce de condensé photographique rassemblant les contraintes et écueils habituels mais tous cumulés : une faible activité en une unité de lieu, de gens mineurs, en difficulté.
Ma présence photographique sur place (ne comprenant pas la post production, les appels téléphoniques, les mails etc.) représente en moyenne environs 280 heures soit l’équivalent de 1,5 jours par semaine pendant 6 mois (en alternant les jours du lundi au dimanche) et les durées (de 2 heures à 16 heures de présence consécutives).Mais le plus fréquemment je me rendais sur place 4 ou 5 fois dans la semaine, de manière fractionnée, en fonction de ce qu’il s’y passait, plutôt que pendant des journées consécutives.
161 mails d’organisations,
42 de précisions concernant les autorisations
Installation d’un studio avec 2 flashs, une boite à lumière et un fond blanc pour les photos du voile.
J’ai réalisé plus d’un millier de photographies.
1 séance d’editing s’imposait chaque fois pour réajuster le sujet, voir ce qui manque, construire, changer.
L’équivalent de 5 jours pleins pour arriver à une sélection de 100 images en 5* (choix final)
Une fois ces 100 images choisies pour leur qualité photographique, mises à plat en petites sorties imprimantes par thématiques pour m’assurer de l’équilibre des sujets
Retour dans les 4 ou 3 étoiles si un sujet est faible en représentation (repas, soins etc…)
Remise à plat.
2 jours pour légender chacune d’elle.
Envoi d’un mail personnalisé à chaque personnel photographié pour qu’il puisse refuser certaines images.
Après les retours de chacun projection collective du sujet et création d’une page avec les photos sélectionnées, avec leur légendes pour faire valider à la direction du Ciapa, aux soignants.
Vérification de chaque fichier pour qu’aucune information de noms, de protocole médical ou de situation n’apparaisse sur les images.
Tout est accepté
Validation de la légende et de l’ensemble par le GHU Paris.
4-5 jours pour aller et retour et essais multiples de groupe de 10 entre perso, Ciapa et mon agence pour le choix des 10 images parmi les 100 qui seront tirées pour le département des estampes et de la photographie.
Février 2023
Rendez-vous pour la présentation du sujet en 100 images et pour valider avec la BnF les 10 images sélectionnées en tirages.
Essai de plusieurs supports pour les tirages.
AR pour validation des tirages au labo
Choix encadrement, modification des cadres pour cause de pénurie de matière sur la cadre choisi.
Mars 2023
Tirages légendés et signés, livrés à la BnF Richelieu et 10 tirages encadrés livrés à la BnF Mitterrand
Tout ce travail de recherche, d’approche, de réflexion, ce temps d’organisation, d’un vrai sujet journalistique de fond dans un milieu délicat n’aurait pu être possible sans une bourse, sans cette commande. Une commande presse se serait faite en une journée max avec des photographies anonymes, voir pas de photographies du tout car il ne m’aurait pas été possible de les faire en si peu de temps.