Territoires : Bourgogne-Franche-Comté, Centre -Val de Loire


Thierry est sans domicile fixe et, depuis vingt-cinq ans, il sillonne la France. Il marche, sa maison sur le dos, depuis qu’il a quitté sa famille d’adoption, la Légion étrangère. J’ai rencontré Thierry en pleine pandémie, triste temps où les gens, de toutes les origines sociales, s’éloignaient et se protégeaient les uns des autres. J’ai proposé à Thierry de l’accompagner dans son errance, de vivre à ses côtés pour comprendre ce qu’est la vie à la rue. Il avait accepté, puis a disparu. Cette quête s’est transformée en enquête. J’ai sillonné le Doubs, dernier endroit où il avait été aperçu. J’ai rencontré les gens qui l’avaient connu, qui l’avaient aidé ; j’ai tracé des cartes, questionné les personnes sans domicile fixe. Je sortais une photographie chiffonnée de ma poche, son portrait : « Vous connaissez cet homme ? C’est un ami, je le cherche. »

Mat Jacob
Mat Jacob

Né en France en 1966. Vit à Thoré-la-Rochette. Photographe autodidacte, Mat Jacob voyage pour questionner le monde. Sa série « Chiapas, insurrection zapatiste au Mexique » s’inscrit au cœur d’un travail documentaire et humaniste pour lequel il a obtenu un World Press Photo. Ses travaux au long cours (dont « Les Mondes de l’école », avec Olivier Culmann, ou « Valparaiso ») ont été exposés et publiés. Depuis 2018, avec Monica Santos, il dirige Zone i, un espace culturel consacré à l’image et à l’environnement. Il est membre et cofondateur de Tendance floue.

 

 

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Journal de bord

Thierry et la violence du monde

Mon sujet s’est envolé. Thierry a disparu. Ancien légionnaire, en rupture avec la société, Thierry vagabonde depuis 25 ans sur toutes les routes de France…sans papier, sans aucun lien avec les institutions, sans téléphone ni adresse mail. Il me restait le contact de Paulette : un numéro de portable avec lequel Thierry m’avait appelé pour me donner son accord pour que je le photographie dans son quotidien de Sans domicile fixe . Paulette a vu Thierry pour la dernière fois à Besançon au mois d’avril. Elle habite à l’Isle sur le Doubs à proximité.
En août, je pars dans le Doubs à la recherche de Thierry. Mon sujet se transforme en enquête. Je rencontre les gens qui l’ont connu, qui l’ont aidé, qui peuvent m’éclairer sur sa vie d’errant, je retourne sur les lieux qu’il a foulé, je trace des cartes, je questionne les personnes sans domicile, je sors la photo chiffonnée de ma poche, son portrait : Vous connaissez cet homme-là ? c’est un ami, je le cherche…

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Photographie de Thierry. ©Mat Jacob

Début juillet 2022

Au téléphone avec Paulette :

« Il était près de la guerre, euh, près de la gare. Il avait un petit sac à la main. Il était très en colère, très alcoolisé ». Il voulait partir en Ukraine. Paulette a été troublée par sa dernière rencontre avec Thierry. Il semblait sur le départ « Si vous voulez aider, restez en France. Qu’est-ce que vous allez faire là-bas, tout est cassé ».

J’ai demandé à Paulette si elle connaissait le nom de famille de Thierry. Elle a bafouillé et elle a changé de sujet. Elle sait, évidemment. Ce serait plus simple pour le retrouver. Moi je ne lui ai jamais demandé. Par pudeur et par respect pour son passé de légionnaire. Il me disait souvent qu’à la légion on perd son identité, on tire un trait violent sur son passé.

Paulette : « Ça fait quatre-cinq ans que je le connais. Je m’occupe des personnes sans domicile de l’Isle sur le Doubs, c’était avant, on hébergeait à la paroisse dans un local que j’avais tout aménagé. Il y avait tout. Tables, chaises, mais maintenant le curé ne veut plus. Vous vous rendez compte ? Le curé a fermé les portes de l’église. C’est un comble ».

19 juillet 2022

J’ai appelé Paulette. Elle décroche et j’ai le sentiment d’appeler une vieille dame que je connais depuis toujours. Sa voix de vieille dame. Elle aborde immédiatement ce qui nous relie : Thierry.
-    Alors, vous avez des nouvelles ?
-    Ben non, je vous appelais pour savoir.
Je lui explique. Le temps passe et c’est possible que je ne le retrouve jamais. S’il veut rester caché, je ne le retrouverai pas. Je ne force rien. Mais c’est que Thierry m’a embarqué dans son histoire. Au-delà du fait que j’éprouve de la sympathie pour le bonhomme, je m’interroge sur le sujet de la précarité. Je lui ai proposé de faire un bout de route avec lui, et je me suis mis mentalement dans cette situation, je me suis préparé à la vivre. Je dois aller à la rencontre des gens qui comme lui vivent la faille, s’exposent à la fragilité de la vie, ne se reposent jamais, vivent avec leurs démons, gèrent leur faiblesse. Ou pas. Boivent. Ou pas. C’est tout ça que j’explique à Paulette. Je veux venir la voir. L’écouter. Elle qui s’est souvent préoccupée des personnes en difficulté.

 

Paulette, "Thierry"

Paulette, "Il allait devant lui"

Paulette, "L'alcool"

Paulette, "Le banc"

 


3 août 2022

Hier, j’ai appelé Paulette. Je m’inquiète pour la tournure de mon sujet et je m’inquiète pour elle. Je ne sais pas quel âge elle a, 75 ans peut-être ? Je n’ai pas osé lui demander, ne pas rentrer trop brutalement dans son histoire. Paulette n’a pas répondu. J’ai laissé un message en lui souhaitant un bon rétablissement. Aujourd’hui à 9h52. Je rappelle. Pas de réponse. Je ne laisse pas de message.

6 août 2022

Je rappelle Paulette à 10h. Elle ne répond plus. Pourquoi ? Je laisse de nouveau un message. « J’espère que vous allez bien ». Elle rappelle quelques minutes plus tard. Voix fatiguée. Elle est sortie de l’hôpital hier. Trois semaines. Complications. Pancréatite, calcul, foie etc. Elle va s’installer chez sa sœur à Bourg-en-Bresse quelques jours, quelques semaines. La piste de Thierry se perd dans les histoires des autres et dans l’actualité. La maladie de Paulette, la guerre en Ukraine.

7 août 2022

Je ne sais plus trop par où commencer. Je suppose que la forme de l’enquête est intéressante mais peu visuelle. Aller à la rencontre de personnes sans domicile, vagabonds, errants autour de la gare. Contacter une association d’aides aux personnes sans domicile fixe. Participer à une maraude. Chercher son profil et raconter le récit d’une vie. La rupture, la chute, la rue. Mais l’isolement de Thierry, son refus de toute aide, sa méfiance des institutions, sa volonté de rester planqué me mèneront nulle part. Je recherche une bête traquée, un animal blessé, un fantôme ? Où puis-je trouver cet homme-là ?
Aux yeux de la société, existe-t-il vraiment ? Il n’a pas de papier, pas d’identité, pas de casier judiciaire. Ni utile, ni dangereux face aux autres. Une violence contenue, maitrisée, tournée contre lui-même quand la colère le prend. Une pratique de la survie. Il s’est perdu quelque part dans la jungle des errants. Il fuit le monde, les autres et lui-même et le monde l’ignore.

17 août 2022

Je suis à Besançon. Je ne connais pas la ville. Sensation d’être un étranger comme il se doit dans ce métier d’errant professionnel. J’ai tourné autour de la gare, lieu où Thierry a été vu pour la dernière fois. Je ne pense pas raisonnablement le trouver ici. Thierry bouge, se remet en selle en permanence, mais il revient toujours où il est passé. Il fait des boucles. Il tourne en rond. Il ne se sédentarise jamais. Pour moi, c’est un point de départ. La gare. Je m’attendais à voir beaucoup de personnes sans domicile fixe mais non, il y en a qu’un, 40 ans, un peu sauvage, il m’a repéré lorsque je me suis approché, il est parti.
J’ai trouvé un hôtel miteux pas cher, basique. La déco date des années 80. Je suis là face à la gare, au bon endroit en principe. J’ai diné à la terrasse d’un café et observé les allers-et-venues, rien à signaler. Tout est calme. Je me dis qu’aux yeux des autres, je ressemble à un flic.

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Besançon. ©Mat Jacob
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La Gare. ©Mat Jacob

18 août 2022

Je me lève tôt, je fais des ronds moi aussi autour de la gare, photographie un peu, le vide, les hommes perdus qui dorment. Sont-ils sans-abri ? A partir de quand devient-on un sans-abri ? Je me demande quel est mon sujet ? La misère ? la fuite ? la chute ? L’enfance massacrée qui t’envoie violemment valser à la marge ? L’alcoolisme ? La violence du monde ? La vie qui n’en est plus une ?
Je me dirige vers le centre-ville. La ville s’éveille et les sdf s’organisent, prennent leur place, se mettent au travail.


Je rencontre Stéphane 53 ans à la rue depuis 3 mois. « Seulement » dit-il. Il fait la manche devant le Biocop de la rue piétonne. Bon plan. Il a une petite radio. Un roman de Giono git à ses pieds. On le lui a donné. Stéphane a eu un accident de travail, il a perdu ses 2 doigts, a perdu son emploi. Sa maison est entreposée dans un garde meuble. Il attend que l’administration lui donne un statut. Pour vivre, il fait la manche et passe régulièrement au Saas pour le déjeuner et la toilette. J’ai le sentiment qu’il ne dit pas tout. Évidemment, la vie et la bureaucratie sont plus compliqués que ça. Je lui montre la photo de Thierry. Je cherche cet homme-là. C’est un ami. Il est passé par ici. Tu le connais ? Non. Il a jamais vu ce gars-là. Je ne fais pas de photos. Trop tôt, trop intrusif. Je ne voudrais pas simplement composer une galerie de portraits. Les protagonistes sont sensibles. Ils sont soumis au regard de tous, tout le monde fuit leur regard et d’une certaine manière ils rendent bien la pièce, ils fuient le monde et rejette la société qu’ils considèrent comme bourgeoise. Dans toutes les villes, c’est deux mondes qui se confrontent et qui foulent les mêmes pavés.

Plus loin, Daniel, 56 ans, au pied d’un distributeur du Crédit Agricole, grande gueule, il interpelle les passants. Humour caustique et jovial, souriant et bavard. Les gens le saluent. On le connait et il inspire la sympathie. Il a fait 36 métiers. Aujourd’hui il bénéficie des APL, a donc un toit sur la tête et refuse de travailler pour 8,70 € de l’heure. Il a été militaire et a dû arrêter à cause d’une blessure grave. Il refuse que j’enregistre notre conversation. J’ai le sentiment que je le reverrai. Daniel est un sdf de luxe, qui a compris comment survivre avec intelligence, séduction, et quelques convictions libertaires. Il n’a pas l’air de souffrir de problèmes d’alcool ou d’addiction. Je tente de le convaincre qu’il fait un vrai métier, il a du mérite. Mais non qu’il dit, c’est presque une insulte…
A la vue de la photo, il ne connait pas Thierry. Et comme il connait tous les gars qui sont à la rue dans cette ville : « celui-là ne doit plus être là ».

Plus loin, je croise un autre sans-abri, 35 ans environ. Il n’est pas bien, problème d’alcool et d’élocution. Hirsute, pas en forme. Mais présente une extrême douceur. Je lui montre la photo de Thierry. Il ne connait pas. Me suggère d’aller voir le Saas, il me donne l’adresse. Il m’explique que les sans-abris ne restent jamais là d’où ils viennent. Ils se cachent, ne souhaitent pas être reconnus, vont loin de leur famille. C’est pour ça probablement que je ne retrouverais pas le gars que je cherche là où je pense le trouver. Ça semble être son cas. Il vient de loin.

J’appelle Paulette deux fois. Pas de sonnerie. Je laisse un message. Je lui dis que je suis dans la région. Je pars dans l’après-midi à l’Isle-sur-le-Doubs.

A l’Isle-sur-le-Doubs, j’ai questionné la boulangère sur la place du village. Non elle ne voit pas. Jamais vu cet homme-là. Pourtant, elle travaillait avant à l’Intermarché. Thierry avait pour habitude de se poster sur le banc métallique bleu face au canal, dos à l’Intermarché. Il a forcément acheté du pain ou fait la manche dans ce secteur-là. La route d’entrée au village sépare le banc de Thierry de la grande surface. La circulation est dense, la vue sur le canal est sans intérêt. On distingue de l’autre coté de la berge des pavillons délabrés. Sur la gauche, la gare en travaux de l’Isle sur le Doubs

J’ai rencontré Jonas au tabac de la place principale. Je ne capte pas tout de suite qui il est, ce qu’il fait. Il achète un paquet de CBD et écoute attentivement la vendeuse qui lui propose une nouvelle marque de feuilles grand format. Il a des tatouages sur le visage, chose qui me fascine depuis toujours, je ne saurais l’expliquer… Jonas a 26 ans. Il voyage à vélo, tire une carriole pleine de bagages, sa maison sur roulette. Il est accompagné de son chien Diego. Dans un débit de paroles désordonnées et ininterrompues, il me raconte :
Il a eu un songe, une vision, tout s’écroulait, il a vu la fin de l’Europe. Il part alors pour un long voyage en vélo, là-bas tout ira mieux, en Afrique du sud. D’abord le Portugal, ensuite il verra, le détroit de Gibraltar, il achètera peut-être un camion. Ses tatouages sur le visage ont tout un tas de significations que je n’ai pas retenu…d’origine cosmique, tibétaine, astrologique. Il est hyper connecté, dit-il : « je marche à l’adrénaline ». Il me montre sur google earth une Afrique verdoyante. « De plus en plus verdoyante, c’est un phénomène récent et exponentiel, c’est le continent du futur. Ce qu’on raconte sur la crise climatique c’est du bidon. Il y a une sorte d’inversion des pôles. « J’ai tout vu dans une sorte de rêve éveillé » Il se dit autiste asperger. Il se dit anarchiste, capitaliste, communiste. Il prend son inspiration dans toutes les tendances politiques. Il est souriant et j’imagine qu’il a toutes les qualités du voyageur. Pourquoi ai-je fait son portrait ? Parce qu’il cultive une marginalité assumée ? Parce que qu’il fuit un monde qui s’effondre ? Parce qu’il a sa maison sur son vélo ? Il ne ressemble pas à Thierry.

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Jonas. L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob

19 août 2022

Le matin, je me dirige vers le centre du village. Au loin, j’aperçois un sans-abri qui s’engage sur le pont qui mène à l’île. On reconnait les sans-abris de très loin. Ils ont un profil, ils sont épais, ils portent un sac sur le dos, plus ou moins gros selon le temps qu’ils ont passé dehors et selon leur degré d’expérience, selon leur folie. Ils ont une casquette ou un bonnet. Ils marchent droit dans une direction mais sans grande conviction. J’observe l’homme, ce n’est pas Thierry mais il doit avoir son âge, il tourne à gauche vers l’église, lorsque je dépasse le pont et que je m’engage dans la rue il a disparu. J’aperçois une affiche des Restos du Cœur sur un bâtiment délabré. J’entends des voix plus loin, je contourne le bâtiment. Là, assis à table dans un patio, une dizaine de personnes face à un café, surprises de me voir, posent un silence et m’observent. Les regards me scrutent et me questionnent. Qui t’es grand ? Je suppose qu’ils sont bénévoles de l’association et je suppose qu’il s’agit des Restos du Cœur. Je déballe donc mon affaire, je sors la photo de Thierry. C’est un ami, je l’ai perdu de vue, je suis photographe et je suis à sa recherche… « Ah oui, il avait un gros sac à dos ! Il était souvent du coté de l’Intermarché. Un type discret. Non il ne venait pas aux Restos du Cœur, on ne l’a jamais vu par ici. Oui Paulette le connait bien. Non, elle est malade depuis le 14 juillet, on a plus de nouvelles. Et Thierry ? Ben ça fait un bout de temps qu’on l’a plus vu. Combien de temps ? Depuis le printemps… »
Ils se mettent au travail, il y a tout un tas de truc à trier, peser, répertorier. J’interroge trois personnes que j’enregistre. Jean-Luc, Irène et … Ils me parlent de leur engagement au sein de l’association, de l’absurdité d’un système bureaucratique qui use toutes les initiatives généreuses, du cynisme de certaines grandes surfaces qui donnent des fruits pourris dans l’unique but de défiscaliser et ils me parlent de la précarité, convaincus d’être utile à une cause, mais sans remède jamais. « Il y a ceux qui ne travailleront plus jamais, c’est cuit, il y a ceux qui ne peuvent bénéficier d’aides car ils sont pauvres mais trop riches selon les barèmes qu’on entre dans le logiciel. Tant pis pour eux. Il y a les grandes surfaces qui donnent des stocks impropres à la consommation dans le but de défiscaliser toujours plus. Etc… ». Je propose de repasser plus tard pour faire une photo de l’équipe qui s’est entretemps volatilisé, mais non ça ne va pas être possible. "Ça va être compliqué ça, ça va être compliqué." Je n’insiste pas. Je fais juste le portrait de Jean-Luc et son acolyte et je repasse le pont.

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Restos du Coeur. L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob

Je laisse mes pas me guider dans le village…à l’intuition. J’ai le sentiment que je ne retrouverai pas Thierry dans les temps et qu’inévitablement, le sujet va se transformer en autre chose. Faut-il mener une enquête, rincer toutes les pistes jusqu’à le retrouver ou tisser un récit au fil des rencontres, des témoignages. Aller à la rencontre des personnes qui ont croisé son chemin. Convoquer le hasard. Forcement ça tisse une histoire mais ça ne fait pas le sujet photo. L’image de Thierry sans Thierry, ce n’est pas très documentaire. Mais je crois en l’intuition et en la déambulation, c’est une manière d’être qui ouvre des portes.

Donc mes pas me portent jusqu’à la gare, en travaux. Il y a une ligne directe encore en service qui mène à Besançon et puis Belfort. Un train largue quelques rares passagers. Je me dirige vers l’Intermarché où Thierry avait pour habitude de passer une partie de la journée sur un banc bleu face au canal. Je retrouve le lieu, prends quelques photos. Le banc comme un ilot au centre d’une zone commerciale à l’entrée de la ville. On construit une nouvelle galerie marchande, les commerces vont fleurir alors que toutes les boutiques du centre alignent des rideaux de fer fermés. Je photographie le contre-champ, ce que voit Thierry. Paysage morne. Je reviens vers le centre, je repasse sur le pont, sur l’île à côté de la mairie, des vestiges d’une ancienne usine réaménagée en parc. Il n’y a personne. Thierry a forcément séjourné dans ce cul de sac tranquille, à l’abri du monde, à l’ombre. Il y a des bancs encore. Il me disait qu’il avait un petit coin tranquille au bord de la rivière où il avait élu domicile.

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Banc. L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob
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L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob
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Autre banc. L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob
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L'Isle-sur-le-Doubs.©Mat Jacob

Thierry trouve refuge au bord des rivières, souvent dans le creux d’une boucle. A Besançon et l’Ile sur le Doubs, à Thoré-la Rochette et à Paris, gare d’Austerlitz. Le Doubs, le Loir, la Seine. Des boucles qui forment presque des îles, je regarde les cartes et je vois les mêmes tracés des rivières comme des refuges, comme des nids, des culs de sac, des zones de replis.

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Rivière. L'Isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob

Je me rends au Cuba café qui domine la place centrale face à l’immense parking, toujours vide. Il faut gravir quelques marches pour arriver sur une terrasse où l’on aperçoit une fresque du Ché. A l’intérieur, d’autres peintures au mur à la gloire de Cuba et de de la révolution. Drôle d’endroit. Le patron, Ertan, est Kurde. Il affiche tout de suite ses convictions politiques. Il me refait l’histoire du Kurdistan et la sienne. Évidemment qu’il connait Thierry, il lui offre des bières à chaque fois qu’il se présente. Il ne l’a pas vu depuis longtemps. Ah non il ne sait pas où il peut se trouver. Je fais son portrait.

J’ai le sentiment d’avoir fait le tour de l’Ile, je file vers Besançon. Rendez-vous dans un bar étudiant  avec Maïté et ses amis. Elle vit ici et connait bien la ville. Elle me parle d’un élu ex-sdf, Philippe Cremer, en charge de l’accueil des sans-abris. Je dors dans la voiture dans une rue, non loin du bar.

20 août 2022

A 6 h du matin, le téléphone sonne. C’est Paulette. Je croyais qu’elle ne me répondrait plus et me m’inquiétais de son état de santé. Elle est sortie de l’hôpital et elle est à l’Isle-sur-le-Doubs. Elle répond au message que j’ai laissé il y a quelques jours. A-t-elle été prévenu de ma présence à l’Isle ?
Je lui propose de passer dans la matinée.
Paulette me donne rendez-vous chez elle, au-dessus de l’ancienne joaillerie qu’elle a tenu avec son mari avant de prendre sa retraite. J’ai souvent parlé à Paulette au téléphone, je ne l’ai jamais vu et je suis curieux de savoir à quoi elle ressemble. Lorsque j’arrive en face de chez elle, trois dames discutent sur le trottoir. Je les scanne du coin de l’œil et me dis que non, Paulette ne fait pas partie de ces mégères qui ont l’air de manigancer un coup tordu dans le voisinage. Je m’approche de la porte, sonne et attends. Derrière moi, Paulette m’interpelle. Elle a quitté le groupe et nous faisons connaissance. Elle a l’allure ordinaire d’une bourgeoise d’un gros bourg de province. Elle m’invite à entrer, me fait le tour de la maison. Des collections de faïence, un salon cosy, des fauteuils en cuir, un décor classique. Je me demande ce qui la pousse à s’engager corps et âme auprès des personnes en difficulté, les sans-abris, les fragiles destins abimés par un divorce, l’alcool, le chômage. C’est une activité à plein temps. Un don de soi. Paulette est proche de la paroisse. Est-elle catholique ? De quel bord politique est-elle ?
Nous parlons de chose et d’autre, et finalement de tout. De nos vies, de l’époque incroyable qui dicte nos vies, de la sidération que provoquent les événements traumatisants qui s’enchainent et qui augmentent de fureur. Nous parlons de Thierry, celui qui nous a réuni dans ce salon cosy de l’Isle sur-le-Doubs.

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Paulette. L'isle-sur-le-Doubs. ©Mat Jacob


Elle m’apprend que des personnes accueillent de temps en temps Thierry au village voisin, à St Maurice-Colombier. Il s’agit de Monsieur et Madame G. Ils ont une maison sur les hauteurs, à la sortie du village, près du Temple. Je m’y rends. Difficile de trouver l’endroit dans les petites rues sinueuses du village, j’interroge des voisins, on me guide approximativement.  Après avoir été repéré par tout le monde et surtout les chiens, je finis par m’engager sur un chemin de terre à la sortie du village et j’arrive sur un plateau où trônent plusieurs habitats en vrac. Une pancarte déconseille de s’aventurer sur ce terrain gardé par un chien « très méchant ». J’entre timidement. Je ne vois toujours pas le gardien des lieux. Quelle est la limite à ne pas franchir avant que le cerbère ne vous saute à la gorge ? J’imagine très bien Thierry sur ce site. Tapis à l’ombre d’une petite cabane de bois. Une dame aux cheveux court, l’air sympathique apparait soudain. Je lui explique. Je lui montre la photo. Ah non elle ne connait pas, ça elle en est bien sûr. Elle a à peine regardé l’image. Je lui demande : vous êtes bien madame Gallezot. Oui oui mais je ne connais pas cet homme-là. Ah bon, excusez le dérangement…
Sa réaction expéditive est étrange mais je n’y attache pas tout de suite de l’importance. Madame Gallezot protège-t-elle Thierry ?
De retour à l’Isle sur le Doubs, je repasse chez Paulette, je l’enregistre.

21 août 2022

De retour à Besançon, je repasse voir Daniel qui fait la manche à coté du Crédit Agricole dans la rue piétonne. Je fais son portrait. 

Septembre 2022

Je contacte P., un ami. Il est militaire dans le renseignement. Je lui parle de Thierry. L’histoire l’intrigue. Chercher un type à la marge, ex-légionnaire, vétéran de la guerre du Golfe, sans papier, sans nom de famille, sans histoire, alcoolique tranquille, sympathique, qui mérite qu’on le retrouve… P me fixe le regard grave. « Je vais voir ce que je peux faire…Ton gars a un problème ».

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SMS avec P. ©Mat Jacob
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SMS renseignements. ©Mat Jacob