Territoire : France métropolitaine


Ils sont environ un million d’évangéliques en France, et plus de 2 500 de leurs églises émaillent le territoire. Centré sur la communauté congolaise de France, ce travail a amené Stéphane Lagoutte à considérer d’autres formes de cultes qui interrogent la place de l’identité et de la tradition, mais aussi de l’enseignement : ngunza et kimbanguistes, cultes relevant d’une forme d’animisme antérieur à la colonisation ou nés de figures associées à la lutte anticoloniale. Les dimanches, en banlieue des grandes villes, dans les interstices de notre urbanité, les hangars en tôle des zones industrielles deviennent des lieux de vie et de partage, des îlots où se jouent les scènes d’une ferveur quotidienne.

S Lagoutte
Stéphane Lagoutte

Né en France en 1974. Vit à Paris. Formé aux arts plastiques, Stéphane Lagoutte transcrit sa vision personnelle du monde en une photographie qui interroge le support en fonction du propos. Il s’intéresse à la question des identités et du déracinement en milieu hostile. Il publie dans la presse (Libération, Le Monde, L’Obs, Society, Stern, Time…) et expose ses travaux, notamment, aux Rencontres d’Arles et à Visa pour l’image. Son travail a rejoint les collections du Cnap, de la BnF. Membre de l’agence Myop, il en est directeur depuis 2015. 

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Journal de bord

Février 2022

Mes mails et tentatives d’appels auprès d’associations évangéliques d’Afrique francophone restent pour l’instant lettres mortes. Par un froid mais lumineux dimanche matin de février je décide donc de me rendre à l’improviste à Saint Denis. J’ai repéré un lieu de culte qui semble être là depuis un moment et dont la façade style années 50 m’intéresse. Je n’ai prévenu personne mais je me dis qu’il faut aussi faire du terrain et tenter le contact direct. L’immédiateté peut aussi générer de bonnes choses. Je suis bien accueilli et j’assiste un peu à la messe. Mais je ne pourrais pas faire de photos car je suis arrivé un peu après le début de l’office et il aurait fallut prévenir les fidèles en amont. Je prends les contacts, je discute un moment avec les personnes en charge et je repars en direction de Montreuil.  J’y vais un peu au hasard. Une simple adresse trouvée sur Google MAP d’un lieu qui est répertorié aussi à la CEAF (Communauté des Églises d’expression Africaine Francophone). Belle surprise visuelle en arrivant, il s’agit d’un grand hangar en bois noirci, coiffé d’un rayon de soleil en contrejour qui irise une file d’un centaine de jeunes en costumes qui font la queue pour entrer. L’image est forte, je ne m’attendais pas à une telle affluence. Mais tout cela est surveillé par des personnes qui gèrent la file et qui prennent les températures, nous sommes encore en période de forte contamination au Covid 19. Ils me disent qu’il n’est pas possible de photographier.  J’insiste pour rencontrer un pasteur qui finit par arriver, costume gris satiné, cravate jaune, barbe de trois jours et cheveux teintés jaunes qui contrastent avec sa peau noire. Magnifique mélange de Sape et de prêche. Mais, malgré notre bonne entente, les portes restent fermées. Ils ont eu des soucis avec un tournage précédent qui a été très négatif sur leurs pratiques. Ils ont, me disent-ils, été trahis et ne peuvent me faire confiance. Frustration du photographe qui croise des images sans pouvoir les faire. Je prends tout de même quelques contacts en espérant obtenir plus tard l’autorisation de revenir. Qu’à cela ne tienne, sans trop y croire, je tapote sur la carte de mon téléphone et trouve une autre église à proximité, non référencée cette fois. J’enfourche de nouveau mon scooter et m’y rends.  Depuis le début de ce projet,  je me dis que je ne peux pas traiter de la question évangélique en France dans son ensemble. Le sujet est trop vaste et trop varié. Pour angler j’avais imaginé que j’allais focaliser sur les communautés d’Afrique Francophone. Et plus particulièrement les Congolais. L’année dernière, pour un projet MYOP avec la Communauté Européenne, j’étais allé en Ouganda dans un camp de réfugiés venus de République Démocratique du Congo qui avaient vécu les pires atrocités. J’étais allé voir des messes Baptistes avec eux. C’est pour cela que je me suis dit que j’allais commencer par travailler en France plus particulièrement avec les personnes originaires du Congo. Je tenais à comprendre comment ils gèrent leurs traumatismes et les liens avec leur culture d’origine après avoir continué leur périple vers la France. Coup du hasard, cette église au bout de Montreuil est une église purement Congolaise. Originellement protestants, ils ont suivi un prophète qui a fondé cette nouvelle église en 1921. Nous sommes sur une branche évangélique prophétique. Ce jour là, je passerais la journée avec eux, de 12h à 18h30. Une descendante du prophète viendra vers 15h. À son arrivée une jeune garde en costume tout de vert et de blanc (couleurs que revêt l’ensemble des fidèles en symbole d’espoir et de pureté) se met en place, « protocole, protocole », pour lui faire une allée jusqu’au lieu de culte. Au fin fond de Montreuil, avec ces grands immeubles en fond de plan, la scène est un peu surréaliste. J’ai l’impression de me retrouver dans un film de Jean Rouch. La journée se déroule ainsi, des chœurs chantent les un après les autres, des prêches s’enchainent, des salutations musicales pour les nouveaux venus (dont moi) se succèdent. L’ambiance est familiale, avec un mélange de scoutisme pour les jeunes, la constitution d’un groupe de sécurité pour les adultes, garde qui prend son rôle très au sérieux, qui défile et se met en position de protection des invité.e.s d’honneur et du lieu, les fidèles qui suivent la cérémonie, les chorales. Ce sont des Kimbanguistes.

©Stéphane Lagoutte


Mars 2022

Je poursuis mes tentatives pour multiplier les contacts. La Doutte d’Or est un lieu de convergence des communautés d’Afrique en France. On y vient de toute l’Ile-de-France notamment pour y faire les courses. Je sais qu’il s’agit aussi d’un lieu où les différentes églises démarchent. Elles affichent aussi aux murs les posters pour les multiples prêches de la région parisienne. Un chercheur y avait même consacré une thèse il y a quelques années. Je me suis promené plusieurs fois dans le quartier depuis janvier à la recherche de ces affiches. Il y en a très peu. Et celles qui persistent à rester accrochées aux murs datent de plusieurs mois. C’est assez déroutant.  Je les photographie tout de même en me disant que je dois récolter du matériel. En fait j’apprendrais plus tard que le Covid a complètement brisé l’habitude du prêche collectif. D’autres usages en visio-conférence se sont mis en place. Je garde cet élément en tête pour la suite de mon travail et me dis que j’utiliserais peut être ces ‘visio-prêches’ d’une manière ou d’une autre. Mais les prêches reprennent tout de même, lentement.
Quoi qu’il en soit je suis aussi une autre piste en parallèle. Un ami qui connaît bien le Congo m’a parlé de Barbine, qui tient un restaurant rue de Panama et qui connaît plein de monde. Après être allé la voir deux fois sans succès car il y avait trop de clients pour qu’elle prenne le temps de discuter, elle me fixe rendez-vous un mardi à 15h, heure sensée être une heure creuse.  Il y a tout de même des clients mais nous prenons quelques minutes pour parler. Trois pistes se dégagent : appeler sa fille qui maintenant habite à Maux, trouver un pasteur qui tient un salon de coiffure dans le quartier, appeler Connivence : « le Bachelor », officiellement roi de la sape. Un client m’amène jusqu’au coiffeur pasteur qui n’est pas dans sa boutique à ce moment là. Je reviendrai un autre jour. Qu’à cela ne tienne, j’appelle le Bachelor qui justement est en direction du quartier. Il a fermé boutique du fait du covid et habite en banlieue. Mais il vient régulièrement, et justement ce soir là. Le rendez-vous est fixé dans un bar de la rue des Poissonniers.  La discussion va bon train avec « le roi de la sape », nous nous commandons une bière chacun. Comme dans tous les bars africains elles sont servies en larges bouteilles de 75cl.

©Stéphane Lagoutte

Coup  du hasard, il se trouve qu’un homme de foi, magnifiquement sapé tout de bleu, jusqu’au chapeau est au comptoir, dans mon dos. Bachelor va le voir, nous présente en disant : « si tu convaincs cet homme là de grandes portes s’ouvriront à toi ; il n’y a pas de hasard, le Bachelor porte chance ». J’entame la discussion avec l’homme en question, docteur spécialiste du diabète. Je développe mon projet pendant quelques minutes puis je m’arrête, en attente du verdict. Florent prend un temps et me dit de me renseigner sur les Ngunza et de le contacter de nouveau si cela m’intéresse toujours. Il prend mon carnet et note une série de mots : NGUNZA - KIKULU - MBONGUI YA – KIMPEVÉ – MU TUMBULA – KINGUNZA – MUNZA YA – MVIMBA… Il me dit que sa religion date d’avant l’arrivée des colons, et s’apparente plus à une forme de rite animiste. Qu’il y a eu des liens avec les évangéliques parfois mais qu’ils ont su s’en détacher de nouveau… nous parlons Kimbanguistes aussi... comme d’habitude les choses sont plus complexes que présupposées. Le plaisir du terrain tient dans ces surprises qui vous emmènent dans des chemins de traverse. Je ne sais pas encore ce que je ferai de ce contact mais je suis déjà persuadé qu’il faudra que j’aille voir ce qu’il se passe de ce côté là.


Avril 2022

J’ai eu pas mal de déconvenues ces derniers temps avec une église évangélique de Montreuil. Ils sont très sympas mais n’arrivent pas à m’autoriser de faire des photos. Suite à un premier rendez-vous avec l’administrateur de l’une d’elles nous décidons que je passerai le samedi suivant photographier une réunion de femmes qui prient et s’entre-aident. Il m’assure qu’elles sont au courant, l’organisatrice est d’ailleurs sa femme. Mais lorsque j’arrive sur place, les femmes m’assurent ne pas avoir été informées de ma venue et refusent de me laisser faire des images. Je prend rendez-vous pour en discuter de nouveau le lendemain matin car je dois me rendre au culte du dimanche dans cette même église, cette fois avec le mari pasteur. Mais il ne sera pas possible non plus de faire des images le lendemain et il me faudra reprendre rendez-vous avec l’ensemble des administrateurs le mardi soir suivant à 21h30. Je suis un peu dépité. Il est déjà presque midi et mes dimanches sont comptés, d’autant plus qu’il y a la campagne présidentielle (j’enchaine le soir même pour Libération avec les militants de Zemmour pour le résultat du premier tour). Je décide tout de même d’appeler Florent, avec lequel j’avais parlé dans le bar de la Goutte d’Or. Je sais que le culte se tient de 13h à 16h vers la porte de la Chapelle. Il me dit de venir, qu’il n’y a pas de problème, comme ce fut le cas avec les Kimbanguistes qui m’avaient accueilli avec la plus grande simplicité. Nous sommes pourtant dans un type de rituel moins connu qui, du point de vue occidental, semble plus obscur. Certains évangéliques m’ont même dit qu’il s’agissait d’une secte, qu’ils pouvaient « être dangereux ». On me dit de m’en méfier. Pourtant ici tout est simple. On m’accueille. La cérémonie commence directement. On me demande juste d’enlever mes chaussures et mes bijoux. D’un mot en début de séance l’un d’eux me dit qu’ils n’ont pas eu besoin d’attendre le colon pour savoir prier et que leur culte datte d’avant. Le rituel se fera pour partie en Congolais et pour partie en Français. Mélange de chants, percussions, rites de guérison, de réflexions spirituelles, d’enseignements de vie. La thématique du jour semble être celle du « lâcher prise »  qui permet d’accéder à d’autres sphères personnelles. Mais qui s’agrémente aussi d’une réflexion sur la nécessaire maitrise des pulsions. Un lâcher prise en conscience. Il évoque bouddha et les vertus de la position du milieu, de l’équilibre entre ces deux extrémités. Puis la musique reprend sans prévenir. Je fais des photos sans trop savoir quelle est la bonne place à adopter car tout a commencé sans préambule. J’aurais aimé savoir où et comment je peux me déplacer car dans les cultes il me semble important de respecter les rites. Je m’adapte. Ici ils sont vêtus essentiellement de rouge et de blanc, avec parfois du jaune et du violet selon le niveau de spiritualité de la personne. Il s’avère que mon contact est le meneur de la cérémonie. Probablement le plus haut dans la « hiérarchie ».  Il est transformé, des scènes symboliques se déroulent devant mes yeux, le son me transporte, je me déplace en rythme. J’entre le mieux possible dans la chorégraphie, je me déplace lentement pour tenter de disparaître un peu. Certain.e.s se laissent emporter par des légères transes. Je suis assez ému par ce qui se déroule devant mes yeux. D’autant que lorsque le rite se termine chacun remet son habit du civil devant moi, naturellement, tout en me donnant les explications qui me manquaient jusqu’alors. Un début d’explication sur les origines du culte, et pour ma part quelques mots sur la raison de ma présence.  Nous partageons ensuite du jus de gingembre et des beignets. J’apprends que je suis en présence d’une branche des Ngunza très traditionnelle qui comprend très peu d’adeptes en France même s’ils sont relativement nombreux au Congo. D’autres branches semblent relever plus d’une forme de syncrétisme avec les évangéliques, il faudra que je poursuive la piste. Je sais aujourd’hui qu’ici, je reviendrai.

Je suis retourné voir le pasteur coiffeur de la Goutte d’or. Des clients, en costumes, d’autres en treillis, l’un d’eux porte des grosses chaines dorées autour du cou. La sape s’invite dans le décor de la petite boutique chargée d’icones. Des photos encadrées de mon hôte, en tenue religieuse ornent les murs. Un pan entier est rempli de cd de gospels. Pour la deuxième fois, nous discutons de mon projet. Il ne veut toujours pas que je fasse de photos dans la boutique. Malgré l’ambiance où tout rappelle son activité religieuse il m’explique que ses activités sont séparées tout en concédant qu’ici, les gens viennent pour parler aussi au pasteur.  Je repartirais ce jour-là avec de nouveaux contacts. Dont celui du président de l’Association des Pasteur Congolais de France que j’ai tenté de contacter directement et qui ne me rappellera finalement que trois semaines plus tard. Nous sommes à deux jours des fêtes de Pâques et j’espère pouvoir faire des images à cette occasion. Ma démarche l’intéresse, nous nous donnerons rendez-vous deux jours plus tard à Sarcelles dans un hangar qui regroupe plusieurs églises. Ce samedi il y a une journée organisée par et pour les « femmes d’excellence » de l’association.

C’est en arrivant sur place que je réalise une réalité de ces églises. Nous sommes dans une zone industrielle et je me dirige instinctivement vers la première porte d’où sort de la musique. C’est là que l’on m’explique que l’entièreté du bâtiment de tôle est constituée d’églises. Avec des salles de tailles variables. Certaines sont louées à la journée, d’autres semblent appartenir plus précisément à certains cultes qui d’ailleurs louent leurs espaces à d’autres. J’y retrouve l’Église Christ le Rocher, l’Église de Dieu du 7è jour entre autres. J’ai une heure de retard mais mon contact en aura deux, il a tout de même prévenu l’assemblée et je suis accueilli. Nous sommes en plein prêche dans une salle louée par l’une des prophétesses. Je comprends qu’il y a un coin avec quelques personnalités regroupées, et un public épars. Lorsque mon hôte arrive avec sa femme, ils sont salués en grande pompe, je comprends alors la réalité de leur statut au sein du groupe. C’est une très bonne nouvelle car chacun aura vu qu’ils me connaissent ce qui m’assure de pouvoir travailler librement ce jour là. Effectivement, je pourrai aller et venir silencieusement pendant les prêches et les chants. Je partagerai le repas. Puis, quand, à la toute fin de la journée, une séance de guérison a lieu avec un passage de transe je suis à ce moment là parfaitement intégré et accepté. Invisible observateur de la scène qui se déroule devant moi.

En décembre, alors que je venais d’apprendre que mon dossier était choisi pour la Radioscopie de la France, je suis immédiatement allé à la messe catholique congolaise qui a lieu tous les dimanches à l’église saint Bernard. J’avais pris quelques contacts. L’un d’eux m’a rappelé à l’occasion de Pâques.