Territoires : France métropolitaine


Jef Bonifacino est parti à la rencontre des habitants et de leur territoire dans treize communes dont la densité de population est la plus faible de France. Il documente ainsi une part méconnue des nouvelles régions françaises et questionne nos modes de vie contemporains.

Jef Bonifacino portrait (copyright Mélanie Wenger)
©Mélanie Wenger

Né en France en 1977. Vit à Pessac. Formé aux arts plastiques et à l’histoire de l’art, Jef Bonifacino développe depuis 2011 des projets à la croisée de l’art et du documentaire sur des thématiques sociales ou environnementales. Il établit ainsi des liens entre différents espaces afin de questionner la relation de l’homme à son environnement et à son histoire. Il est l’auteur d’une trentaine d’expositions en France et à l’étranger. Il est membre de Inland Stories.

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Journal de bord

 

Densité 0 - On the ROAD

Mon objectif est de photographier les treize communes les moins densément peuplées des treize régions françaises et pour chacune, d’y rencontrer au moins un habitant qui vit et travaille sur place, qui s’adapte à son environnement et qui s’épanouit grâce à lui tant que faire se peut. J’utilise un 6x6, Hasselblad 500CM, argentique. J’ai le temps, j’aime ne pas voir les images s’afficher directement sur un écran et je n’ai pas besoin de recharger des batteries tous les deux jours en pleine nature.
Pour me rendre dans ces territoires reculés situés au cœur de zones de plusieurs communes très peu densément peuplées, j’ai besoin d’un véhicule spécial : un 4x4 Nissan Terrano 1. 2,7 L – TD de 1989.  Crise de la quarantaine ? Assurément. Mais outil de travail. C’est un trois portes et l’arrière est aménagé pour y dormir sans rien avoir à monter ou démonter. Je peux prendre les pistes, rejoindre les endroits isolés, dormir sur place le temps de trouver qui je vais photographier, rester sur place sans être un poids pour personne et profiter des lumières du couchant ou du levant. Un 6x6 et un 4x4 donc.
Je n’enchaînerai pas les treize régions d’affilée, j’ai des points de chute à Paris, Bordeaux et Toulon et chez moi au Barcarès, où je referai les réserves de provisions, développerai les pellicules, retravaillerai les photos au fur et à mesure et prendrai de bonnes douches chaudes. Pour Densité 0, j’enregistrerai mes conversations au dictaphone afin de produire des interviews des habitants qui accompagneront les photos. Ici pour le journal de bord on retrouvera mes réflexions personnelles et photographiques et seulement des photos de route, sur la route.

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Carte. ©Jef Bonifacino

JANVIER 2022

Direction Rochefourchat, commune la moins densément peuplée de la région Auvergne-Rhône-Alpes (01). Départ de Paris, la météo indique beau temps dans le Sud. Je sors de l’autoroute vers Montagnieu trouver un coin où dormir. Réveillé par un cheval au galop au beau milieu de la nuit.
Rochefourchat, Drôme. J’arrive tard, je grimpe les lacets de la route au ralenti, pas une trace de neige, quelques plaques de verglas luisent dans les phares. La route finit ici, près d’une ancienne église, d’une cabine téléphonique vide et d’une piste qui continue à monter après le col, la piste qui mène chez Josette. Température négative. Je glisse mes petites chaufferettes au fond de mon duvet -30 pour ne pas passer une heure à le réchauffer. Au matin, il fait toujours beau, je me lave à la bouteille et au gant et sèche au soleil, je m’habille. Sur le capot, le 6x6 et mon café, je suis prêt. J’entends un bruit de moteur qui s’approche, je vois une forme orange qui monte, c’est le chasse-neige qui fait sa ronde. Deux photos et il repart. Je découvre sous le soleil d’hiver le paysage de l’image Wikipédia qui est à l’origine de l’idée et de mon envie de Densité 0. Il y a des vacanciers dans le gîte proche de l’église, ils m’indiquent que Josette, la seule habitante à l’année, réside au bout de la piste et qu’elle travaille à Saint-Nazaire-le-Désert, le premier village en redescendant.
Trois jours plus tard, tôt ce matin je repars face au soleil, mon cœur est un roulement de caisse et je pleure de joie d’être là au milieu de rien. De me sentir si disponible. Je suis. Je ne suis qu’un invité dans ce bol de nature. Des oiseaux, insectes, arbres, terre, chiens et hommes m’acceptent ou pas. C’est chez moi, infiniment magnifique, en coup de vent.

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Auvergne-Rhône-Alpes. ©Jef Bonifacino.

 

FEVRIER 2022

20h30, quelque part sur la Corniche des Cévennes, en route vers Orret, Côte-d’Or. Il faut trouver où poser la voiture pour la nuit. Je bifurque dans un chemin forestier, ça grimpe sévère, je passe en mode 4x4 lourd, normalement vers la crête, il devrait y avoir un espace un peu dégagé et plat où les engins peuvent opérer leur demi-tour. Voilà, ça y est, avec vue sur la vallée. Pantalon d’hiver et double blouson, ça picote un peu les doigts et les oreilles, les étoiles brillent au-dessus des cimes et à 3000 kilomètres d’ici c’est la guerre. Trente minutes plus tard, les Pléiades ont changé de place, la terre s’est remise à tourner. Quand le vent cesse le silence est total, un hibou hulule au loin, si loin. La pierre qui affleure entre les aiguilles de pin s’écaille en copeaux d’argent. La petite lampe solaire rechargeable accrochée à l’envers à une branche, c’est parfait. Je relis Eloge de l’ombre de Tanizaki.

Vendredi, le seul jour de la semaine où la mairie d’Orret, commune la moins densément peuplée de la région Bourgogne-Franche-Comté (02), est ouverte. Ancienne chapelle puis école puis mairie, il n’y a plus d’enfants ici, le village survit au milieu des collines agricoles et aucun des vivants de la commune n’y travaille. Guillaume, maire depuis peu, s’occupe du transport scolaire pour les villages alentour trois fois par jour et gare tous les soirs le bus dans la grange familiale, ce sera lui mon héros. Discussions et Picon bière du soir puis je rejoins la voiture. Après avoir exploré quelques chemins forestiers et champêtres (au sens littéral), je l’ai posée près du réservoir en haut d’un champ, je domine la campagne et le village, chère voiture. En fait pour chaque commune, le temps que je passe à trouver où je vais m’installer est aussi le temps du repérage, surtout afin de trouver le point de vue d’où je prendrai le village dans son environnement naturel. Le 4x4 me permet de tourner tout autour, ce qui serait infaisable à pied à moins d’avoir deux ans devant soi et infaisable en voiture normale. Nuit, vent froid, deux degrés au thermomètre dans la voiture, mais je me réveille au milieu de la nuit parce que j’ai trop chaud dans mon duvet Arctique. Demain j’espère que Guillaume aura eu le feu vert pour que je monte faire la tournée du bus avec lui.
Je prends mon petit déjeuner, le vent est vif, je dis bonjour de loin aux immenses tracteurs qui naviguent sur leurs collines où presque personne ne se rend à part eux. Je suis à ma place. Ici, dans ce coin paumé. Personne n’aurait fait mon enquête des communes les moins densément peuplées, personne n’aurait envie de le faire vraiment, d’organiser son 4x4 en camping autonome. Je fais mon travail photo, j’en suis heureux, et je vais pouvoir le terminer, merci la BNF.

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Bourgogne-Franche-Comté. ©Jef Bonifacino.

 

MARS 2022

Sur l’autoroute en partant d’Orret, la voiture n’a plus voulu démarrer. J’ai découvert la technique pour faire son plein avec moteur allumé et celle de repérer les endroits où se garer en pente pour démarrer en se laissant rouler en marche arrière. Passage au garage à Bordeaux, démarreur et relais de démarreur changés, en route vers le Finistère. Saint-Rivoal, commune la moins densément peuplée de la région Bretagne (03). C’est cependant la plus densément peuplée de mes treize communes, le réseau routier est dense et les villages ne sont jamais vraiment isolés en Bretagne. À la mairie, je récupère une carte où sont bien visibles les limites de la commune. J’écarte vite les fermes les plus abîmées, je ne veux pas de gris, je veux des tentatives, des adaptations, de la lumière et de la chaleur si possible. Ça ne m’aura pas pris plus de deux heures pour trouver la ferme de Myriam et Sylvain. Quand je débarque, je découvre dans la cour devant la maison un homme aux moustaches de cow-boy avec des santiags se balançant doucement sur un rocking-chair… Lorsque Myriam et Sylvain amènent leur bœufs Angus brouter la lande sur le flanc Ouest de la montagne Saint-Michel dans les monts d’Arrée, c’est à cheval, sur des Quarter Horse, de purs chevaux texans.
Nuit dans un champ, en haut près de la lisière d’un bois, invisible, à l’abri. Silence profond, j’entends ma mâchoire, les bulles de bière dans ma bouche ressemblent au son des vagues. Frontale, carnet, journal de bord. Toujours les chiens qui aboient au loin. Je suis parti pour. Pour découvrir les treize communes Densité 0, pour la photo, pour prendre le temps de rencontrer, de regarder la nature, d’en faire partie, un peu. Pour être au calme, dépaysé, prendre son café en regardant l’horizon, retrouver un rythme plus humain, retrouver mes herbes. Me retrouver là où je n’aurai jamais pensé être, ça n’a pas de prix.
La voiture ne freine pas bien, je n’ai pas encore fait les photos du triptyque, il pleut, il faudra revenir. Le 4x4 embourbé sur le bas-côté, ne l’est plus ! C’est déjà ça, mais retour au garage où je découvre que mon liquide de frein est millésimé, noir et inchangé depuis trente-deux ans.

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Bretagne. ©Jef Bonifacino.

 

AVRIL 2022

Temps mitigé. Direction Fontanès-de-Sault, dans l’Aude, commune la moins densément peuplée de la région Occitanie (04). Il y avait La Fajolle aussi, tout près du col, mais à densité équivalente, j’ai choisi le plus petit village peuplé de trois habitants seulement, dont Mélodie et son père Joseph. Grâce à eux, j’ai découvert les bois pâturés et le bon sentier qui mène à un point de vue pour le triptyque sur la montagne d’en face. La seconde fois que j’y retourne, c’est l’angoisse, encore des nuages mais ils s’écartent juste avant que le soleil ne disparaisse derrière la crête. Je suis posé sur la place du village, entre les tracteurs et les voitures de Mélodie et Joseph. Quand je suis arrivé, j’ai cru que les véhicules appartenaient à plusieurs personnes et que ça allait être compliqué de trouver un espace plat et isolé, mais en fait, il n’y a personne d’autres qu’eux et la place du village est à moi. Même des poubelles pas loin. Crachin du soir, abrité sous l’auvent d’une maison condamnée, puis le silence avec juste un petit son aigu qui revient à intervalles réguliers. Je l’ai déjà entendu d’autres soirs, mais c’est quoi ce tu… tu … tu…? On m'apprendra plus tard qu'il s'agit d'un petit crapaud, l'Alyte accoucheur!
Je suis un photographe de la lisière. Un pied dans la vie, un pied dans le vide. Solitude des grands espaces farinée de souvenirs. En repartant la voiture chauffe, le liquide de refroidissement ne circule pas normalement. Direction le garage. C’est le joint de culasse avec un peu de chance. Je suis bloqué, faut tout démonter pour vérifier si ce n’est pas la culasse et si la voiture est HS. Au fait, vous passez près de Perpignan et vous avez un souci mécanique ? Tony, mécano au 06 77 28 44 42.

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Occitanie. ©Jef Bonifacino.

 

MAI 2022

Boussès, commune la moins densément peuplée de la région Nouvelle Aquitaine (05). Pendant que la voiture est au garage, Jean-Louis m’a prêté son fourgon. Ça frotte un peu en passant sous les branches… Deux routes, deux lignes droites sans fin se croisent au milieu du village au carrefour du Lot-et-Garonne et des Landes. Impossible de trouver une perspective dégagée pour mon triptyque. Il y a des pins partout et tout est plat. Celui-ci sera différent, plus de l’intérieur du village, le seul espace sans arbres. Je pars à l’aventure, première maison, des retraités me disent qu’en activité, il y a l’élevage de canards et un forestier. L’élevage de canards est actuellement sous contrôle sanitaire, j’ai compris au bout de dix minutes de conversation pourquoi le premier regard était si meurtrier quand je suis arrivé, impossible même pour les propriétaires d’approcher les bêtes. Ce sera Fred, forestier.
Rêvé que je prenais un peu par hasard un téléphérique, suspendu à un genre de câble qui m’amenait par-dessus une chaîne de montagne de l’autre côté de la planète. J’ai récupéré la voiture, je vais pouvoir remanger chaud, dormir sur un matelas et ne pas avoir à faire vingt bornes pour boire un café à part celui de Fred. Heureusement, ce n’était que le joint de culasse à changer, mais entre le démontage et le surfaçage, quelle perte de temps. Les pneus avant aussi sont à changer rapidement, tout usés sur la face intérieure, mais c’est pas vrai. Ça devient beaucoup de stress cette voiture, je me rends bien compte que je ne peux rien faire sans elle. Par ailleurs c’est seulement grâce à elle que je peux me régaler du charme des issues condamnées et des impasses bucoliques. La tête c’est Densité 0, les treize reportages, mais le cœur c’est la route, les chemins qui donnent envie d’explorer, de croire qu’on est perdu pour finalement trouver un coin de paradis pour quelques nuits. C’est de continuer là où les autres ne vont pas. Ce dispositif sert la finalité, sans lui, pas de Densité 0, mais au-delà du sujet, sans mon 4x4, ce serait une perte de sens profond, le même que celui qui irrigue tous mes projets : il n’y a plus de territoire vierge à explorer, mais on peut être pionnier dans sa manière de le découvrir. Et par là même offrir au spectateur un nouveau point de vue, visuel et intellectuel, et lui donner envie de redécouvrir à son tour, le monde.

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Nouvelle Aquitaine. ©Jef Bonifacino.

17 kilomètres de lacets, la falaise à gauche le précipice à droite, pour arriver à Majastres, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Montagne, papillons, chardons, soleil dans les herbes fines comme des cheveux blonds. Majastres, commune la moins densément peuplée de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (06). Magnifique, pure. Je suis posé au-dessus du village près de l’antenne, à la fin de la route, au début de la piste. Quatre habitants à l’année. Raoul le plus âgé est né ici, il attrape encore les fouines à la main. C’est apéro whisky bière presque tous les soirs. Au bout de deux jours, José nous invite pour sa soupe au pistou. Il y a un lavoir au village, c’est glacial de m’y laver, mais ça fait tant de bien de se sentir propre et de sécher au soleil. Environné à 100% de nature, la peau à nue, aucune séparation entre soi et le vivant, air transparent, roche, herbe, lumière. Brise fraîche et douce, silence et quelques grigri de grillons, paix.
C’est le grand-père de Marco qui a construit le cabanon et Marco l’étoffe année après année. Dernière soirée, grosse fiesta avec des amis, genre à pleurer sur du Sardou. Je repars par la piste vers Gréoux-les-Bains, 22 kilomètres de caillasse, plus jamais ça. Long, brutal, chiant, fatiguant.

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Provence-Alpes-Côte-D'azur. ©Jef Bonifacino.

 

JUIN 2022

Repéré garage, pneus changés, Emmanuelle de la BNF a compris mes ennuis mécaniques et je bénéficie d’un mois supplémentaire pour le rendu des fichiers numériques, le 14 septembre rendez-vous à Paris, mais pour les tirages, ça reste obligatoirement au 14 octobre. Direction la Bretagne à compléter. Voilà, je suis revenu, les photos sont faites, j’ai goûté le bœuf bio et j’ai tenté de regarder les étoiles allongé sur le toit de ma voiture, mais je me suis retrouvé au bout d’une heure sur une île cernée de brume montante. Le matin, prendre son café au milieu des herbes couvertes de rosée, des milliers de plantes, d’arbres, de cailloux. Les oiseaux, un clocher et une détonation au loin, quel plaisir. Quelle magnificence tranquille. C’est pareil en de très nombreux endroits, mais les conditions de le vivre sont rares. Mais pas impossibles. La liberté est entre 1h et 3h de route de chez soi.
Lignères, département de l’Orne, commune la moins densément peuplée de la région Normandie (07). Le premier éleveur refuse, il a des complications avec ses employés, la seconde rencontre est la bonne. Au centre du village, la maison et la ferme/haras de Daniel et Janine Lassaussay et leur fils. Daniel est presque en retraite mais quand je lui dis que je voudrais me rendre dans les prairies sur la colline en face pour les photos, il prend un malin plaisir à rouler hors-piste pour m’y amener. Hélas j’ai beau avoir été patient avec les nuages, je me rendrai compte après développement que j’ai raté mes photos pour le triptyque du village de loin et il faudra que j’y retourne. Hier dans le pré, je marchais entouré de papillons blanc et noir, j’ai ouvert les bras. Parfois je suis un inconnu. Je touche les feuilles les herbes souples. La mousse et l’écorce rugueuse. Nous sommes des milliards à goûter la paix. Inconnus l’un à l’autre.
Les nouilles crevettes instantanées, plus jamais. C’est bien agréable ce champ près du ciel et des nuages. Plaisir de l’élasticité du sol quand je fais le tour de mon pré. Mais que de route pour dormir dans les champs ! Être dans la nature et y marcher si peu, le système n’est pas parfait quand même. Je l’aurai vécu, j’aurai été où personne n’est allé. Je perdrai bientôt l’horizon tranquille, nu dans un champ à me doucher avec un gant. Je me réjouis de grande allégresse d’en profiter encore un peu. Je serai allé au bout de l’aventure, de mon sujet, de la jeunesse et de l’égoïsme.

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Normandie. ©Jef Bonifacino.

Sainte-Lunaise dans le Cher, commune la moins densément peuplée de la région Centre-Val de Loire (08). Enfin elle l’était jusqu’à il y a peu de temps, elle vient d’être rattachée à la commune de Corquoy. Le mouvement va vers un regroupement des plus petites communes, mon enquête et tout le reportage qui en découle ne seront plus les mêmes dans dix ans. C’est parce que la France possède cette plus petite échelle de répartition, encore 34968 communes, ce qui n’est pas le cas pour d’autres pays, que mon approche est possible et fait sens. Si cinq communes se regroupent, la moins densément peuplée d’entre elles ne sera plus identifiable comme telle.
Le premier agriculteur que je rencontre me chasse, ce sera bien la première fois. Je ne me sens pas bien. Autotest, j’ai le Covid, il a dû sentir que quelque chose n’allait pas. Je ne suis pas loin de Paris, je vais y passer ma semaine de quarantaine chez Jérémie qui me laisse son appartement, plutôt que de retourner jusqu’à chez moi. Encore une semaine de perdue... Retour à Sainte-Lunaise, le soleil se couche, je retrouve mon chemin entre les champs qui mène à mon coin sympa à la lisière de chênes centenaires pour y passer la nuit. Avant la rencontre photographique, il y a une première confluence en amont, deux mouvements qui se rejoignent et qui si tout se passe bien, donnent naissance à ce second mouvement plus rapproché entre le photographe et son sujet. Exemple : je roule sur la route, j’aperçois le tracteur au fond d’un champ qui revient, je m’embranche dans le chemin, je ralentis, je m’arrête là où le tracteur va arriver, je sors avec l’appareil, le tracteur ralentit, je lève la main et Pierre-Henri descend de son tracteur, on parle dix minutes et c’est parti, premières photos prises à 21h30.

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Centre-Val de Loire. ©Jef Bonifacino.

Retour à Lignères puis direction Nauvay dans la Sarthe, commune la moins densément peuplée de la région Pays de la Loire (09). La route découvre une vaste prairie, un château, un clocher, des bâtiments, mais je continue et ne trouve pas le village. J’ai l’impression d’être dans un film de science-fiction, il y a bien un panneau indiquant que je suis à Nauvay, mais un seul, pas d’entrée, pas de sortie. À une ferme à côté on m’apprend que Nauvay est bien là derrière les arbres, mais que le village est privé, il appartient depuis la Révolution à une famille noble qui préfère rester tranquille. Et qu’il y a bien une petite route pour y accéder, mais sans panneau indicateur. Et non, il travaille bien sur la commune, mais ne veut pas être photographié, sa ferme appartient aussi à la famille. Je remets mon exploration à demain, il faut encore trouver un champ où dormir et déranger les oiseaux de nuit. Le lendemain je tente par les champs, trouve différents chemins d’accès fermés à la lisière du bois et finis par découvrir la petite route qui se termine aussi par une barrière. La famille refuse d’être photographiée, mais si je reviens un mardi, la maire tiendra sa permanence mais là elle est en vacances. Je reviendrai. Heureusement ce n’est pas trop éloigné de Paris, je dépense un pognon de dingue en gasoil ! Ça plus les réparations multiples, le péage indécent, l’empreinte carbone... Il y a les bons et les mauvais côtés de mon système. Et puis, quand tu es trop lourd, tu peux moins bouger. Je savoure en même temps la fonctionnalité parfaite du 4x4 aujourd’hui, le confort et la sécurité de ce tas de métal au plus près des herbes et de la terre et le plaisir de bientôt retrouver une manière de voyager plus légère.

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Pays de la Loire. ©Jef Bonifacino.

 

JUILLET 2022

En route vers Bruys, dans l’Aisne, commune la moins densément peuplée de la région Hauts de France (10). Dans la matinée je m’arrête boire un café sur la place d’un village : l’église en face du bar-tabac-restaurant, le monument aux morts au milieu. Les poubelliers sont assis devant leur plateau de fromage vin rouge. Leur camion est garé à gauche de l’église, à droite le bus de ramassage scolaire, panneau carré orange avec les enfants. Le carillon se met à sonner à toute volée dans le silence d’une matinée de campagne. Assis sur ma chaise en plastique bordeaux, je fume et je bois mon café, pénétré de la résonance des cloches, point d’orgue de cet instant où tout est limpide, l’air frais, le vieux village, la classe de six élèves. Bientôt ma voiture sur le parking et moi sur cette terrasse disparaîtrons à jamais. Je profite de la vie, parce que je suis de passage, un bon moment à passer, si court.
J’arrive en fin d’après-midi, je connais la chanson, il y a de très fortes chances que la première personne que je croise soit la bonne. Je vois un tracteur au loin qui revient vers le village, je me gare à coté, lui explique mon projet et c’est parti, rendez-vous demain pour le ramassage du foin. Florian m’indique aussi le chemin qui mène en haut d’une colline pour trouver un coin tranquille. Rouler à travers champs, soulever doucement la poussière dans la lumière, faire fuir les lapins et les chevreuils surpris, trouver son coin, se garer de manière à ce que la voiture soit bien horizontale. Et puis repartir, comme souvent, vers le point de vue qui domine le village pour le triptyque à la lumière du coucher de soleil. Il se trouve que la plupart des villages où je me rends reçoivent le maximum de lumière du couchant. Paris est devenu l’étape entre les communes de la partie Nord de la France. J’y pose les pellicules pour les développer au fur et à mesure et c’est toujours saisissant de quitter au matin le fond d’un champ désert et de voir à midi l’Arc de Triomphe.

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Hauts-de-France. ©Jef Bonifacino.

Retour à Nauvay, madame la maire n’est pas rentrée de vacances. Nauvay sera donc sans portrait, mais pas sans activité, c’est la récolte du maïs, ça j’ai le droit de photographier, de loin. En route pour Theuville dans le Val-d'Oise, commune la moins densément peuplée de la région Ile-de-France (11). Jérémy, maire de Theuville, est avec ses enfants sur le petit tracteur du cantonnier qui est en congé. Jérémy est photographe et m’offre le café. Il y a bien une ferme en activité, mais cela va être compliqué car tout l’immobilier appartient à la comtesse et il va falloir des autorisations pour photographier les bâtiments. Décidément. En effet, pendant deux jours Madame la Comtesse me piste à bord de sa voiturette tout-terrain électrique. J’évite de photographier les murs mais je finis par entrer dans la cour d’une ferme pour faire le portrait de Benjamin devant des roues de tracteurs ; ça y est, elle m’a coincé ! Heureusement, tout s’arrange après une bonne demi-heure de conversation et de sourires. Je photographie aussi Jérémy, monsieur Laval qui peint un poste électrique en haut du village et Dragan, l’employé serbe de la comtesse. Nauvay n’avait pas de portraits, Theuville en aura plusieurs.
A la lisière du bois où je me suis garé pour la nuit, il y a un petit pré carré qui s’enfonce entre les arbres. Je retiens mon souffle, à une trentaine de mètres, je vois une horde de sangliers traverser tranquillement, ils discutent et repartent à la queue leu-leu dans les fourrés. Puis c’est juste moi et quelques orages au loin. La voiture à côté et l’horizon en face, des herbes, c’est chez moi ça. Mon bourbon, une fourmi s’y est aventurée, elle est vite ressortie de la tasse ! Il fait doux, j’ai le ciel rempli des dernières lueurs du soleil couchant. C’est ce que je voulais. Ma vie, la nuit. Au fond d’un champ. Les feux lointains des éoliennes.

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Ile-de-France. ©Jef Bonifacino.

Ornes, dans la Meuse, commune la moins densément peuplée de la région Grand Est (12). J’arrive en fin d’après-midi, j’explore le village dont les trois-quarts sont classés commune morte pour la France suite à la Première Guerre Mondiale, puis pars en recherche d’un coin où poser la voiture pour la nuit. J’emprunte un long et vieux chemin d’herbes aussi hautes que mon capot et tout au bout je finis par trouver ma prairie personnelle. Pâtures vides avec un petit ruisseau au milieu, je sors la bâche, installe la popote, déplie le duvet dans la voiture, me lave, cuisine, sirote ma bière, c’est un tel luxe de faire cela dans un endroit pareil, pendant un instant la terre et le ciel deviennent intégralement chez moi, on habite le monde, il nous réintègre, on ne possède pas grand-chose mais tout est offert.
10h du matin, je sors de mon champ et de mon chemin et j’ai la surprise en arrivant vers le village de voir de nombreuses voitures garées. Je m’embranche du côté mort du village, des camions militaires stationnent, une fanfare enregistrée résonne. Je gare la voiture je m’approche, une cérémonie se déroule dans l’ancienne église en ruine. Thomas va devenir commandant de son escadrille d’hélicoptères de combat, il me permet de faire des photos et a l’air tout aussi étonné et réjoui que moi de cette rencontre. Après la cérémonie, direction le buffet et les bières, les Famas sont alignés dans l’herbe et Thomas signe les autorisations de prise de vue sur le capot de ma voiture. Il m’explique que la base est à vingt kilomètres et qu’ils viennent régulièrement ici en accord avec la mairie. Le 6x6 s’est bloqué pendant la photo de groupe de l’unité ! Heureusement, cela m’est arrivé il y a cinq ans, le tournevis était prêt dans le sac photo… L’après-midi, monsieur Charles Saint-Vanne, maire d’Ornes et troisième génération depuis la fin de la guerre, quelle journée !
Toute position figée est mauvaise. Musashi. Personne ne saura jamais si j’étais parti un jour plus tôt ou un jour plus tard ce que j’aurais trouvé sur ma route. Donc l’important - la justesse et la chance - provient du rythme. De déplacement en déplacement, de région en région, j’enchaîne, les choses se passent plutôt bien car sans hésitations. La vie est comme cela. Et de mon expérience, parfois on se fige, on a peur, on recule, on rate une opportunité, une photo, mais ce n’est jamais définitif. Quand on retrouve le bon rythme, la vie nous redonne ce qu’il nous faut. La vie nous veut mobile.

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Grand-est. ©Jef Bonifacino.

 

AOUT 2022

Embarquement à Toulon sur le Ferry, destination la Corse, la dernière des treize régions. Lever de soleil sur Bastia, direction les montagnes. Mausoléo, commune la moins densément peuplée de la région Corse (13). Mini routes et vaches vagabondes. Fatigue, chaleur. Je regarde l’horizon à 180 degrés. Henri est rentré chez lui, je vois les lueurs de la ferme en haut à gauche au-dessus du village. Je tire mon content d’une belle vue, dégagée, du repos après l’effort. Un oiseau noir entre dans mon ciel, tout à gauche de mon champ visuel, il descend très légèrement en vol plané, je ne bouge pas la tête, je le suis du regard, il traverse tout l’horizon et disparaît hors de portée à ma droite. La beauté ne se saisit qu’en passant. Fugace et mobile font partie de son essence. Le coup d’œil comprend tout. Cette vue qui vous arrête. Vous emporte ou vous laisse interdit. Trop fragile pour mes mains. Trop subtile pour mes mots. La photo accepte cela, le trop, le rien. Mille gouttelettes de rosée sur une feuille. Besoin de s’approcher irrépressible qui convient à mon cœur et mes capacités. Aller loin, passer la barrière s’arrêter souvent, c’est la moitié de mon art. Le reste est affaire de reproduction et d’accidents maîtrisés.
6h du matin, direction la montagne et les chèvres de Mélissa et Henri. Une heure de hors-piste, mon 4x4 serait déjà tombé en pièces détachées, il n’aime que les chemins. Ce sont eux, les seuls qui m’auront dit merci d’être venu. Mais comment aurais-je pu rejoindre des endroits aussi beaux et lointains sans eux, sans tous ? Assister aux appels d’Henri dans la montagne, voir cent cinquante chèvres dégringoler d’un sommet et arriver dans la lumière naissante du soleil ? Ce matin je me suis baigné dans la rivière près du vieux moulin construit par les ancêtres de Mélissa et Henri, le meilleur bain de rivière dont je me souvienne. Le soleil décline à la terrasse du restaurant d’Olmi Capello qui domine la vallée. Le clocher se met à sonner à 19 heures. Dans le silence, les vibrations de la cloche sont exceptionnelles et se répandent partout et me traversent. Je rentre au sommet de ma colline près de l’antenne, je fais attention comme toujours avant de m’embrancher dans le chemin que personne ne passe sur la route et ne puisse me voir. Je me dis que c’est peut-être la dernière fois que je dors dans ma voiture. Je marche pieds nus en évitant une bouse, les étoiles brillent fort pendant que je pisse sur les chardons, je m’assieds en caleçon sur un rocher frais, je fume, je regarde le ciel comme un autre le faisait il y a des dizaines de milliers d’années.
Départ de l’Ile Rousse, beau coucher de soleil du haut de la citadelle en attendant l’embarquement, traversée de nuit, retour vers le continent, bières Pietra et dodo sur la moquette du restaurant. Le saucisson et le fromage ont tourné après quatre jours à quarante degrés, pourvu que les pellicules tiennent le coup.

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Corse. ©Jef Bonifacino.