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- Lucille Saillant - Il y a des choses des confinements qu’on ne raconte pas
Territoire : France métropolitaine
À la rencontre d’étudiants et d’étudiantes d’horizons divers à travers le territoire, Lucille Saillant ouvre une conversation sur ces deux dernières années de pandémie et ce qu’elles ont effacé, transformé et créé chez eux. « Il y a les toutes petites fenêtres dans des appartements sombres, les chambres d’étudiants, la solitude, les écrans, les visios, l’attente, la nostalgie et la colère, le silence et la parole fleuve, les études ou le vide mais aussi les liens. C’est peut-être ça qui est aujourd’hui le plus compliqué à photographier et dont il faut rendre compte. Comment photographier le lien aux autres quand je n’ai eu le plus souvent accès qu’à un étudiant et à son espace ? »
Née en France en 1998. Vit à Poitiers. Lucille Saillant est diplômée de l’École européenne supérieure de l’image de Poitiers. Pour raconter des histoires, la photographie s’impose à elle pour mener un travail sur les enchevêtrements et les enjeux politiques de l’histoire et de la mémoire. Après un séjour en Cisjordanie en 2018, elle retourne à Jérusalem avant la pandémie. En septembre 2020, elle part sur les traces d’un ancien camp de concentration à la frontière entre l’Allemagne et la République tchèque.
Avant-propos / Informations sur la nature du carnet de bord
Sont ici recoupés différents éléments documentant l’avancée de la commande : notes manuscrites, compte-rendu par mois de travail, réflexion sur le projet, planches de recherches, etc. Je photographie en argentique et en numérique, les images sont donc mixtes et à ce stade du travail quasiment pas retouchées/éditées. L’idée est de montrer la mise en lien des différents portraits réalisés et la naissance d’une cohérence visuelle.
FÉVRIER 2022
Cette commande est pour moi une première occasion de réaliser un travail de portrait. Je décide de commencer avec une connaissance, afin d’être en terrain pas tout à fait inconnu et car il me semble qu’elle a des choses à raconter sur la manière dont elle a vécu la crise sanitaire. Nous nous entretenons deux bonnes heures et c’est aussi le moment pour moi de lui parler du projet, de pourquoi je l’ai proposé, des images à l’origine et de ce que j’ai en tête.
Lors de notre discussion, certaines de ses phrases m’accrochent particulièrement et s’associent à des images mentales. Je m’aperçois de la force du « je » dans son récit et cela confirme qu’en plus de photographier, je veux écrire. J’ai l’idée d’un texte écrit à la première personne qui mêlerait l’ensemble des témoignages reçus et collectés. Un texte fait de contradictions et de répétitions, une sorte de témoignage pluriel. Je réalise quelques premières images test dont un portrait en pied. Le fait de faire poser la personne photographiée me questionne. En parallèle de ces premières recherches, je rédige un appel à témoignages que je cherche à diffuser au niveau national, en commençant par les universités. Je souhaite amasser une matière première, écrite et oral, de ce que les étudiants ont a raconté de ces deux dernières années. Le point de départ de ce projet ne peut être que leurs mots.
Appel à témoignages publié sur Instagram
https://www.instagram.com/p/Ca62SUuM5U2/?utm_source=ig_web_copy_link
MARS 2022
Le mois de mars est dédié à la diffusion de l’appel à témoignages et je passe beaucoup de temps au téléphone à négocier plus ou moins difficilement avec les universités et d’autres établissements. Je passe aussi du temps sur les groupes Facebook étudiants et c’est d’ailleurs par-là que je prends contact avec trois étudiantes toulousaines qui seront les premières à être photographiées. Je souhaitais et espérais à l’origine pouvoir suivre sur un temps plus ou moins long une dizaine d’étudiants mais je réalise rapidement que cela ne va pas être possible ou que ce n’est en tout cas pas réalisable avec mon propre emploi du temps. Je décide donc de recueillir des témoignages et de rencontrer des étudiants quand c’est possible et dans des conditions « moins idéales » mais plus réalistes. Si les étudiants ont témoigné avant, nous prenons environ deux heures pour réaliser les images ensemble. Dans le cas contraire, nous prenons le temps d’un café pour réaliser un entretien de vive voix, que je prends en note. Cumulant plusieurs activités et ne pouvant être à 100% sur le projet avant début mai, je décide de rentabiliser tous mes déplacements à venir. Après mon amie pictavienne, c’est Toulouse puis Amiens qui sont sur ma liste. Je prends également contact à ce moment-là avec des initiatives à destination des étudiants mises en place ou renforcées pendant la crise sanitaire (service de santé universitaire, épicerie solidaire et distribution alimentaire) mais je réalise rapidement qu’il s’agit d’un tout autre travail en soi. Lorsque je me rends à la distribution de l’AGEMP à Toulouse, les adhérents me rappellent ce qu’ils disent à tous les journalistes : il n’est pas question de faire des images misérabilistes. Je photographie les ombres au sol et les mains. Il y aurait définitivement à creuser mais les premières étudiantes que je rencontre me permettent ainsi de trancher les limites de mon sujet. Ce qui m’intéresse est plutôt le récit des étudiants et la manière dont je peux le retranscrire qu’une représentation directe de ce que l’on s’attend à voir.
Je commence ainsi à voir la genèse de différentes typologies d’images parmi lesquelles : un portrait dans l’endroit où les étudiants ont été confinés ou encore une image de leurs mains tenant un objet lié pour eux à cette période. J’accumule aussi des détails de leur logement sans trop savoir où cela trouvera sa place. Comment photographier un moment qui est presque passé ? Tous les étudiants que je rencontrer me disent que c’est peut-être le dernier moment pour en parler. Les restrictions tombent progressivement et la chronologie n’est plus aussi claire qu’il y a quelques mois. L’idée est d’amasser le plus de matière première possible, qu’elle soit photographique, textuelle ou sonore avant début juillet. Si la diffusion de l’appel à témoignages fonctionne difficilement, une bonne trentaine de témoignages me permettent d’avoir un premier aperçu. Les témoignages vocaux sont particulièrement prenants car la présence d’une voix donne inévitablement corps à l’histoire. Les témoignages écrits varient de quelques lignes pudiques à des pdf de plusieurs pages. Je réalise les concordances, les différences et les nuances. Des phrases reviennent : « J’ai eu de la chance, je ne peux pas me plaindre, mais… ». D’autres se contredisent. Le monde s’est-il rétréci ou élargi ? Trouver un sens à sa vie, trouver l’amour, le perdre. Chercher du sens, plus qu’avant. Et si la majorité des témoignages rendent compte de ce que je m’attendais à trouver ayant moi-même été étudiante ces deux dernières années (à savoir beaucoup d’angoisses, une santé mentale mise à mal allant parfois jusqu’à des pensées suicidaires), certains m’écrivent justement dans l’optique d’évoquer un aspect plus positif de la pandémie. Je dessine des idées d’images ou de cadrage qui naissent à mesure des témoignages et des discussions puis je réfléchis aussi à la question de la diversité. Je crois que ce projet tiendra en multipliant les portraits et les rencontres. Et même si le portrait est un aspect nouveau dans mon travail et que c’est encore effrayant pour moi, je cherche leur présence dans les images : leur regard, leur main. Je donne au final assez peu d’indications. « L’idée est d’être plutôt neutre. Si tu acceptes qu’on voit ton visage, il suffit de regarder l’objectif ». Peut-être que c’est parce qu’ils m’ont déjà raconté leur histoire et que « je sais » mais je crois que ça fonctionne ; je crois que leur visage et leur posture seule, dans ces espaces qui sont les leurs, disent déjà beaucoup.
AVRIL 2022
C’est un récit pluriel qui m’intéresse et des détails insignifiants que j’ai hésité à photographier dans les premiers appartements prennent subitement du sens à quelques centaines de kilomètre de là. Il y a des images où avant même de les prendre, je sais. Je sais que c’est une image pivot. Ça peut être grandiose, parfois très complexe mais le plus souvent, c’est très simple. Cette photo, le twist (et le soulagement pour moi), c’est une carte du monde au mur tenue par trois punaises et dont l’un des coins est affaissé. « Depuis cinq ans ». Et prendre cette photo c’est mettre en perspective toutes celles réalisées auprès de déjà (et seulement) sept étudiants et enfin commencer à voir la cohérence. Planche de recherche après planche de recherche, les liens se créent. Je n’ai pas le temps d’éditer, je me contente à la fin de chaque séance de recadrer légèrement ce qu’il y a à recadrer et de rectifier grossièrement la lumière. Si des photos numériques sont déjà bonnes, j’attends le développement de l’argentique. À ce stade, ne m’intéresse que ce qui se trouve être la trame du récit que je souhaite développer et donner à voir. Je planifie mes prochains déplacements et je m’inquiète aussi de photographier encore trop peu d’étudiants. La majorité des témoignages proviennent de femmes et bien que je ne sois pas surprise, je veux aborder le plus de situations possibles. Si les hommes sont plus difficiles à atteindre ou à se sentir concernés par le projet, je finis par en trouver. Je cherche activement des étudiants vivant plutôt à la campagne mais aussi des étudiants qui ont été amenés à travailler dans des secteurs particuliers pendant la crise sanitaire comme les étudiants dans le domaine de la santé et en agriculture. Je cherche aussi des étudiants en Outremer sans pour l’instant avoir trouvé ou réglé le problème de la prise de vue à distance. Je veux photographier la pluralité du terme étudiant et les nombreuses situations qu’il recouvre.
Inconsciemment et à mesure que je photographie, je coche des cases d’objet ou de situation que j’avais imaginé sans savoir si j’allais véritablement les trouver ou si c’était un simple fantasme de ma part. Il y a les toutes petites fenêtres dans des appartements sombres, les chambres étudiantes, la solitude, les écrans, les visios, l’attente, la nostalgie et la colère, le silence et la parole fleuve, les études ou le vide mais aussi les liens. C’est peut-être ça qui est aujourd’hui le plus compliqué pour moi à photographier et à rendre compte. Comment photographier le lien aux autres quand je ne peux le plus souvent avoir accès qu’à un étudiant et son espace ? Utiliser les images accrochées au mur, les téléphones, recontacter des couples. Faire le portrait des étudiants pendant la crise sanitaire c’est photographier une micro-société. Mais il y a cette jeunesse et le regard tourné vers l’ailleurs, vers la suite. Quel avenir pensé après une pandémie ?
MAI 2022
Les mois précédents m’ont permis de penser le squelette du projet, de trouver ce que je voulais photographier et comment je voulais le photographier. Le mois de mai marque quant à lui le début de la course. Dès la fin de mes propres partiels, c’est cinq étudiants rennais rencontré en deux jours. C’est le train pour Lorient et cinq autres étudiants. C’est la semaine sur Paris à venir puis entre le 22 mai et le 13 juin, le Nord, l’Est de la France jusqu’à Marseille pour remonter par Bourges jusqu’à Poitiers. C’est le Sud-Ouest de la France fin juin et début juillet. Puis le début de l’editing et de l’écriture. Les rencontres se multiplient dans des conditions pas toujours idéales mais les phrases continuent de s’accrocher dans un coin de ma tête. J’accumule sur mon téléphone les prémices de mes cadrages au moyen format que je montre aux étudiants que je photographie. On discute ensemble du cadrage, je vérifie aussi qu’ils sont à l’aise avec l’image que je prends d’eux. Je me familiarise avec toutes les raisons qui ont jusqu’ici fait que je redoutais le portrait. J’ai renoncé à un aspect purement documentaire, je crois, pour m’intéresser au corps et au visage, à une ambiance. Je garde précieusement les détails de leur espace de vie, des sortes d’images latentes encore trop peu nombreuses. C’est dans ces images que se trouvent le liant du projet, j’en suis presque certaine. Si le plus long et le plus angoissant est déjà passé, le plus gros est en cours et à venir.
JUIN 2022
De sept étudiants et étudiantes fin avril, je passe à vingt-deux mi-mai, puis cinquante-deux début juin. A présent, je trouve les étudiants uniquement via des groupes facebook en plus de ceux m’ayant déjà envoyé un mail auparavant (peu nombreux) et que je recontacte. Quand j’évoque mes rencontres avec mes proches, on me demande pourquoi est-ce que ces étudiants acceptent de me rencontrer, de témoigner et de se laisser photographier. Je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à cette question car les choses se font relativement facilement et je n’ai pour le coup jamais pensé à leur demander, si ce n’est de toujours sincèrement les remercier pour leur temps et leur confiance. Je crois qu’il existe une entraide naturelle, puis le sujet aussi : « c’est important, on en a si peu parlé ». Quasiment tous et toutes me demandent ce que les autres ont raconté, quelle est « l’ambiance » générale du projet. S’il faut bien avouer qu’elle est plutôt sombre et complexe, j’ai quand même quelques surprises. Deux personnes m’ont notamment confié qu’il s’agissait des deux plus belles années de leur vie et puis une étudiante va aussi se marier. Comme quoi, tout est possible. Les discussions sont particulièrement riches car nous parlons de la même chose. J’étais étudiante alors je les confronte à mes propres interrogations et j’élargie ma propre conception de cette période. Si je ne refuse aucune rencontre (le seul critère étant dès à présent, d’avoir été étudiant à minima depuis la rentrée 2020 et d’arriver à convenir d’un rendez-vous), je tente d’avoir (bien que je ne puisse réellement le maîtriser) une forme de représentativité. Elle naît progressivement, à mesure que je me déplace sur le territoire et que je découvre de nouvelles villes. Ainsi, et jusqu’ici, ai-je rencontré, dans l’ordre, des étudiants de Poitiers, Toulouse, Amiens, Nantes, Rennes, Lorient, Vannes, Paris, Rouen, Lille, Strasbourg, Nancy, Dijon, Lyon, Grenoble, Aix-en-Provence, Avignon, Chambéry, Pau, Limoges, Bordeaux, Cahors, Montpellier et Nîmes. La parité n’est pas tout à fait parfaite, avec une part plus importante de femmes. Je n’ai jusqu’ici pas réussi à rencontrer des étudiants en BTS ou autres formations plus courtes mais quasiment exclusivement des étudiants en écoles et en universités. Il y a donc forcément un biais social. Si j’y reste attentive, j’ai aussi conscience que je ne peux pas y faire grand-chose. Je diffuse aussi largement que je peux, sur les groupes étudiants hors des universités quand on m’y accepte. Je crois que le fait de se sentir à la fois concerné et légitime pour me recontacter ou accepter de participer au projet dit déjà beaucoup de la perception que les étudiants se font d’eux-mêmes. Il y aura inévitablement des trous et des manques dans ce portrait d’une société étudiante. Je pense aussi, et notamment, aux étudiants et étudiantes que je ne peux pas rencontrer, tout simplement parce qu’ils ont mis fin à leur jour. Leurs récits me parviennent et tissent une trame dans tous les échanges auxquels je prends part. Ils sont là, toujours. Ils étaient connus de près ou de loin, ils étaient dans la même cité u, dans la même université, dans la même ville. On l’a vu sur les réseaux, on en a entendu parler et on sait. Quelqu’un pour qui la période s’est relativement bien passé m’a dit : « J’ai réalisé la complexité et la gravité de la situation quand un étudiant de mon campus a tenté de mettre feu à sa chambre universitaire ». Ils sont nombreux aussi à me dire ces tentatives invisibles. S’assoir au bord de la fenêtre une heure ou deux. Le temps d’hésiter puis de renoncer. Personne n’a jamais su. Je sais que le texte sera ponctué de ces histoires car c’est une pierre angulaire du récit des étudiants.
Les témoignages ne seront pas liés aux images, je veux rédiger un texte fleuve dans lequel chacun pourra mener sa propre enquête et projection dans les images. Et l’unique soir où je me suis sentie dépassée par tous ces récits, j’ai commencé à écrire. Forcément les récits particulièrement durs et marquants. La réalité, sans que vous lisiez ces lignes pour le moment, c’est que j’ai eu besoin d’inscrire ces premières bribes « du pire » pour pouvoir continuer à écouter et échanger avec chaque étudiant rencontré. Il y a bien sûr des choses plus simples, banales et parfois très belles, très douces et pleines d’espoir. Mais j’ai eu besoin de commencer par là. Je me suis aussi demandé à quel point il y aurait de moi dans ce texte, volontairement ou malgré moi. Je sais déjà que j’ai quelques phrases à y mettre. J’ai déménagé avant d’avoir le temps de me photographier dans le lieu où j’ai traversé la crise sanitaire en tant qu’étudiante. Je ne sais pas si ça aurait été une très bonne idée de m’inclure dans ce travail mais j’y ai pensé. J’ai réalisé très tardivement que j’avais en quelques sortes rejoué mes propres autoportraits de confinement avec les étudiants que vous avez vu au début de ce carnet de bord. Je me suis également mise à photographier des choses que je n’avais pas conscience de photographier jusque-là. Les têtes de lit et les taies d’oreiller mais aussi les valises, toujours très visibles dans les appartements étudiants. J’aime que cela dise aussi un peu de ce passage à l’âge adulte. Dans la série des mains, il y a bien quelques peluches. Certaines spécifiquement retrouvées pendant les confinements alors que les étudiants étaient retournés chez leurs parents et qu’ils avaient retrouvés dans ce temps suspendu leurs jouets d’enfants.
Les premiers tirages de lecture sont arrivés en début de semaine et je termine dans les jours à venir la majorité du travail photographique. Il me restera quelques images à réaliser à distance avec des étudiants en Corse et en outremer. J’ai senti la réelle fatigue de ces deux derniers mois sur la route et j’ai parfois l’impression d’avoir raté des bonnes images à force d’enchaîner. J’ai encore trop la tête dans l’appareil pour être capable de vraiment les regarder. Je me suis contentée de les rassembler par typologie et je dois encore trier les photographies numériques. Si la majorité des bonnes images sont à l’argentique, il y a quelques exceptions. Ça m’inquiète un peu et j’essaye de ne pas trop penser à toutes les questions techniques qui arrivent avec l’editing et les tirages/impressions. Il faut aller au bout de ces rencontres et je me rends compte à quel point elles m’ont portée. Ce sont ces échanges et leurs retours qui m’ont rassérénée plusieurs fois. Et j’espère que la richesse de nos échanges et la pluralité de ces rencontres se verra. Aller au bout des rencontres, finir les dernières pellicules puis attendre les derniers tirages de lecture. Bientôt commencer l’editing, enfin accrocher les images au mur, réécouter et relire tous les témoignages, commencer à écrire. Être étudiants pendant la pandémie : quelle(s) histoire(s).