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Territoire : Pays basque
Selon la mythologie basque, toute l’énergie qui féconde le monde surgit des profondeurs de la terre.
Aujourd’hui, de l'océan Atlantique jusqu’aux cimes des Pyrénées, le sol basque constitue toujours un lieu de porosités entre les êtres, les éléments et les ancêtres.
Diplômée de l’École nationale Louis Lumière, Hélène David vit à Marseille et au Pays Basque.
Issue du photojournalisme, elle souhaite contribuer à d’autres représentations de nos relations au vivant, en associant la photographie documentaire à différentes pratiques, comme la collecte d’archives et l’écriture. En immersion, son dispositif d’enquête et de réalisation invite volontiers d’autres auteurs, habitants ou institutions.
Son travail a fait l’objet de plusieurs expositions et a rejoint les Archives départementales des Bouches-du-Rhône, l’Arthotèque intercommunale Ouest Provence et le FCAC Ville de Marseille.
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Journal de bord
FÉVRIER 2022
L’écriture de carnets fait depuis toujours partie de ma démarche. Réflexions, informations essentielles, descriptions, références, dialogues, listes, toponymie et expérience etc. ces notes soutiennent le processus de réalisation et constituent une mémoire de chaque projet.
Le processus d’écriture soulage également le vécu de terrain, parfois chargé.
Je vous propose de vous envoyer des extraits de notes régulièrement, plus ou moins rédigées, intitulées d’un mot-clé. Je tâcherai d’y inclure des informations sur notre condition de photographes, les échanges avec mes consœurs et confrères, ce flux renouvelé entre nous qu’a initié la Grande commande.
#01 Autochtones
Autochtone : de αὐτός, autós, « soi-même », et χθών, khthốn « terre ».
13 février 2022
Sur l’autoroute A64, entre Marseille et Anglet, un drôle de convoi. Le Partner Tepee contient tous les outils et les archives de ma pratique de photographe : du matériel informatique, des sacs dédiées à la prise de vues, un caisson sous-marin, des cartons de négatifs, des disques durs. S’y entassent aussi des tirages de collection et un carton des livres fondamentaux. En amont, le reste du bureau et de la maison roulent dans un semi-remorque de l’entreprise Flippe. Hier, les déménageurs au physique de garçons-bouchers vidaient notre habitation et mon lieu de travail en trois heures de temps.
Sur le siège passager, le chat Raoul, confiné dans sa cage de plastique, miaule d’avoir été arraché ainsi à son territoire. Si nous sommes humains, ne sommes-nous pas aussi des animaux territoriaux ?
Dans son ouvrage « L’animal et la mort », Charles Stépanoff, anthropologue, trace une piste alternative, l’autochtonie. « Cette notion d’« autochtonie », commune à l’ethnologie et à la sociologie, désigne une forme de légitimité qui ne se fonde pas sur un capital économique ou culturel, ni sur des réseaux sociaux uniquement humains, mais sur un rapport de familiarité au terroir et à ses habitants humains et non humains ».
Afin d’accomplir cette belle mission photographique, je déménage au Pays Basque pour explorer les profondeurs de son sol. Il s’agira de révéler et figurer avec ses intercesseurs autochtones, sa dimension vivante, nourricière, patrimoniale et mythologique.
Je chercherai à renouveler un dispositif déjà éprouvé à Marseille après 15 ans de mobilité internationale pour la presse. Travailler autrement. S’installer, vivre là, œuvrer avec des protagonistes humains et non humains à une « poétique de l’habiter » selon les mots de Tim Ingold. Tenter de composer ici des représentations de nos relations au vivant qui puissent trouver un écho ailleurs.
MARS 2022
#02 FLYSCH ou la vie des pierres
7 mars 2022
Entre Bidart et Hendaye, les falaises déploient un mille-feuille minéral. Je découvre que les pierres ont une mémoire. Nommé Flysch de la côté basque, ce paysage est un « grand livre ouvert de géologie »*, une histoire très ancienne, longue et mouvementée.
Ces plis racontent une chorégraphie d’une autre échelle, d’une durée de 100 millions d’années, composée d’avalanches sous-marines, de dépôts de sédiments, de collisions, de plissements, d’émersion et d’érosion. A la baie de Loya, une mince couche sombre entre deux blocs rose et brun témoigne d’un chaos : la chute d’une météorite géante dans le golfe du Yucatan et ses conséquences : un gigantesque séisme et un nuage de cendres. Puis l’arrêt de la photosynthèse et une extinction de masse. La disparition des dinosaures. Cette crise planétaire nommée K/T, pour fin du Crétacé, me rappelle que le vivant est instable. Partout, l’estran dévoile ce désordre.
Les traces de ce récit « au-delà de l’humain » et l’actualité sidérante du conflit en Ukraine exhument un souvenir de lecture. Dans « La supplication – Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse » de Svetlana Alexievitch, Alexandre Revalski, historien, met en perspective : « Dans des dizaines ou des centaines d’années, tout cela sera de la mythologie ».
Face à l’ampleur de la catastrophe, ma tâche semble bien dérisoire. Représenter les protagonistes et les formes du sol vivant basque. Une voix chuchote « Comment mange-t-on un mammouth? Bouchée après bouchée ». Se rendre disponible, rencontrer, observer, éprouver, écrire, photographier, représenter, transmettre. Rester concentrée pour tenter peut-être un ré-enchantement.
* D’après « La Corniche basque se révèle ». CPIE Littoral Basque. kilika éditions.
#03 La vierge aux nummulites
Souvent, dans la démarche documentaire, le réel dépasse toutes nos espérances.
À Bidart, j’étais restée bloquée sur la crise K/T, il y a 65 millions d’années. Et bien à Biarritz, je fais un bond de 30 millions d’années vers « l’Oligocène inférieur touristique », guidée par les publications de Pierre Thomas, géologue.
Après une journée au bureau pour préparer la suite du projet, une visite à la Vierge s’impose. La statue de Marie trône sur un rocher insulaire, reliée à l’élégante station balnéaire par une passerelle au-dessus des flots. La sculpture date du XIXe siècle, mais le sol sur laquelle elle a été érigée, vient de l’Oligocène inférieur. En regardant de très près, le grès calcaire renferme des milliers de petits êtres marins, de la taille d’une lentille : des
Nummulites. Et puis des fragments de coquillages fossilisés et des galets de la même époque complètent ce tableau archaïque.
Le soir, j’apprends en lisant Claude Labat, mythologue, que Marie a une presqu’homonyme basque, Mari, dont la demeure se situe sous la terre, en amont, dans l’arrière-pays. Les grottes étant des lieux de passage vers le monde chtonien, j’irai donc voir Mari au printemps.
AVRIL 2022
#04 Brèves de comptoir terrestres
Au bar-restaurant-presse-PMU La Royale à Anglet, les habitués se retrouvent à l’aube ; chacun paye sa tournée au comptoir et repart plus ou moins fébrile, saturé de caféine.
En parallèle des réseaux officiels, le bar La Royale et le marché de Quintaou sont des sources spontanées conviviales. Au gré des conversations, je glane quelques pistes sur la terre basque.
« À Bayonne sur un chantier, ils ont retrouvé 80 squelettes, il y avait un reportage dans Sud-Ouest à l’automne ».
« le sol, c’est le socle, la source de vie »
« la vie vient de là. Et à la fin, on y revient »
« on a tout couvert, on a tout bétonné »
« dans les grandes villes, tout est bétonné, alors on met le sol sur les toits pour cultiver »
«le sol, c’est d’abord un appui, et puis une nourriture »
« nous sommes des terriens, nous ne sommes pas fait pour habiter la Lune. Nous avons les deux pieds sur Terre, et la tête dans les étoiles, si j’ose dire »
« Ce que l’on ne voit pas n’existe pas? »
« les corps sont différents selon le sol sur lequel on vit. En Indonésie, les gars qui pratiquent le Pencak-Silat, sont petits et trapus. (vidéo à l’appui sur cet art martial) Ils exercent sur sol boueux, il faut tenir ses appuis. Sur sol sec, tu n’as pas les même besoins ».
Mon travail va consister à expérimenter ces pistes sur le terrain puis à en tricoter un récit.
#05 Une famille plus-qu’humaine sur sol vivant
Une enquête est une sorte de rhizome. On tire un fil et plusieurs apparaissent. Cela m’amène aux jardins de Harda, à Ustaritz. La grâce incarnée en potager. Ici, Manuela Scharer cultive des plantes aromatiques, des fleurs comestibles, des légumes, mais aussi de la solidarité entre générations et des complicités inter-espèces.
Maraîchaire depuis trois ans, elle partage un hectare de terre avec Romain Delagneau, son compagnon, les parents de Romain, Nadine et Joel, le setter Picasso, Biway le petit bouc, Lune, Etoile, Neige, les chèvres, et 15 poules nommées Personne. Et puis il y a Gilbert, le milan noir, qui plane à l’affût des rongeurs. Et enfin, une foule peuple ce sol vivant, composée de micro-organismes alliés, d’insectes plus ou moins désirables, de champignons et de vers.
Dans les jardins, on débat, on expérimente, on parle fertilité autonome, semences paysannes, mycorhizes, plantes compagnes. Quelques extraits de nos conversations au fil des journées de prise de vues.
Manuela :
« Le principe du sol vivant est de remuer la terre le moins possible ; on s’inspire de la forêt, l’arbre produit son propre écosystème, ce qui lui est nécessaire » . « Ici, c’est une micro-ferme, avec peu d’interventions mécaniques. Il y a beaucoup de travail manuel à réaliser. Tout est à notre échelle, celle du corps, on peut enjamber, sillonner, les rangs sont étroits ».
« L’an dernier le 26 Juin, tout était en fleur, une merveille. Et puis la grêle est tombée chez nous à 17h00. Tout ce travail détruit en une heure. Le voisin n’a rien eu, c’était très localisé. Le lendemain, quand tu dois nettoyer tout le sol, tu n’as pas envie de te lever, tu as juste envie de pleurer ».
« Parfois des visiteurs demandent il est où le patron? Et bien, c’est moi la patronne ».
Romain :
« Avant, les familles vivaient sous le même toit, au-dessus des animaux. La maison basque, Exe. Mes parents vont s’installer ici, quelque part on réactive des modèles du passé ». « Mon père n’a pas repris la ferme de mon grand-père. Les envies ont sauté une génération. Peut-être que nos parents ne trouvaient plus de sens dans le productivisme ».
Je comprends que ce modèle n’a rien d’évident face à la flambée foncière qui accapare le pays basque.
#06 Casting sauvage chez Décathlon
Afin d’évoluer sur sol boueux, Manuela me conseille d’acheter des bottes de chasse chez Décathlon. « Elles accrochent bien, et il y a des tailles 38 ».
- Prenez celle là, j’ai les même, j’en suis très content. (Le vendeur, gilet « à fond la forme » turquoise, cheveux ras et regard gris-acier).
- Ok, je les prends… Et vous, vous êtes chasseur ?
- Oui je chasse à l’arc, et puis je suis piégeur agrée bénévole.
- Ha ?!!!! piégeur agrée, c’est-à-dire ?
- Les gens ou les collectivités m’appellent pour des dégâts dans les cultures, les golfs ou les jardins. Par exemple l’autre jour, près de l’aéroport, 35 ragondins dans un jardin ; le plus gros faisait 12 kilos. Le propriétaire n’osait plus sortir. La Mairie m’a appelé. Au premier ragondin tué, il a tourné de l’œil.
- Ha bon mais qu’est-ce que font les ragondins de si problématique ?
- Ils creusent des galeries sur les berges et autour, cela provoque des inondations et des glissements de terrain. Et puis ils sont porteurs de la Leptospirose.
- Incroyable, ça m’intéresse! Je suis photographe documentaire, je réalise un projet pour la BnF sur les relations au sol au Pays Basque. Il y a des trésors sous la terre, je vais à la rencontre d’« intercesseurs ». Des personnes qui pourraient nous initier à ses secrets . Des chasseurs ont sûrement une expérience et une connaissance des sols. Et vous mangez les produits de votre chasse?
- Ha oui, j’ai été cuisinier! Le pâté de ragondin, c’est délicieux. Le renard en raffole aussi, on en met dans les pièges.
Au rayon pêche, juste en face, une voix grêle hèle Pascal . « Quelqu’un peut s’occuper de moi? »
#07 On va sauver Martine
Sur la table de la cuisine, entre la cafetière italienne et le papier à rouler, 5 balles de fusil effilées. Un peu plus loin, une console de mixage, une sculpture de bois et des plumes de faisan autour d’une plante verte. Avant de partir sur le terrain, je suis invitée à prendre un café chez Pascal Labordette, – suite à notre rencontre au temple du loisir – au 4e étage d’une résidence dans la périphérie d’Anglet.
… « Mon rapport au sol c’est les odeurs ; les odeurs du matin dans la forêt. En ce moment ça sent l’ail des ours, la menthe et l’humus. Au Brésil, les animaux étaient différents, ça sentait pas pareil.
Quand tu tombes sur une terre polluée ou dégueulasse, les odeurs changent aussi »
Puis sur la route, entre les ronds-points et les centres commerciaux : « Tout le monde veut venir ici au Pays Basque. J’interviens souvent dans les résidences secondaires, les gens ne sont pas là 10 mois de l’année , alors les bêtes s’installent. Et puis, les proprios appellent la société de chasse, envoyez moi Goldorak… Puis, ils votent écolo. »
« Nous, on n’arrive plus à vivre ici, à s’installer, ou à trouver des terres pour produire ce qui fait la beauté du pays » « il y a un frémissement chez les nationalistes , peut-être les affaires sont en train de reprendre ». Un peu plus loin, le paysage devient plus vert.
« En formation de piégeur, j’ai appris la technique du tas de fumier, et la technique du trou sale »
À Arcangues, sur le lit de feuilles du poulailler, un carnage. Le vieil homme nous explique :
« Je suis pour les bêtes sauvages, mais là c’est toujours les même qui trinquent. J’avais douze poules, j’en ai retrouvé onze sans têtes. Et ce n’est pas la première fois. Vous comprenez les poules, on s’en occupe, il faut un an pour qu’elle ponde et trois ans pour faire une bonne pondeuse. »
« Comment s’appelle la rescapée ? ». Silence. « Et bien, on va l’appeler Martine. On va sauver Martine ».
Pascal évalue la scène de crime. « À mon avis, ils sont deux, le renard ET la fouine ». Après avoir posé ses pièges au sol, il repart avec une bouteille de Saint-Emilion Grand Cru 2012.
#08 Le geai des chênes, c’est la balance
Le mardi d’après, nous voilà cachés derrière un tas de bois, aspergés du produit appélé « Ghost » qui masque l’odeur humaine aux bêtes sauvages. Au loin, la cathédrale de Bayonne. Derrière nous, à une centaine de mètres, juste à l’orée du bois, un couple de chevreuil nous observe. « Regardes dans la lunette. On reconnait le mâle à sa petite tâche blanche sous la queue, en forme de haricot, ; la femelle, à sa tâche en forme de cœur. ».
Soudain, un cri « c’est le geai des chênes. Il prévient toute la forêt. On l’appelle la balance ».
L’hôte des lieux nous a prévenu , « il y a au moins deux hordes de plusieurs individus. Ils ont labouré toutes les prairies. Comment on fait pour passer la tondeuse ? ».
Point de sanglier, l’affût dure, et Pascal chuchote. « Cet hiver , nous les avons croisés, quatre boules noires, le propriétaire a sorti : vous avez vu leur regard ? C’est vraiment des connards ces sangliers».
MAI 2022
"Dans la mythologie basque, la distance entre les humains et les entités mythiques est moindre, puisque ces dernières vivent sous la surface de la terre. Cependant, même s’ils sont voisins, les hommes et les personnages mythologiques n’habitent pas ensemble ; le sol constitue la frontière entre leurs demeures respectives. En revanche, cette frontière est poreuse et offre de nombreuses possibilités de communication : les grottes, les précipices, les gouffres, les souterrains….Les hommes ont donc accès au monde souterrain ; ils y rencontrent les entités et entrent dans leur intimité en assistant à leurs toilette. De même les entités remontent souvent à la surface de la terre où elles partagent le même espace que les hommes et les mêmes expériences."
Citation tirée de l'ouvrage : Labat, Claude, Libre parcours dans la mythologie basque - Avant qu’elle ne soit enfermée dans un parc d’attraction, Elkar Lauburu, 2012.
"Les mondes analogistes sont des assemblages gigantesques dans lesquels cosmos et société humaine s’entremêlent ; […] Chacune de ces unités constitutives -clan, moitié, lignage, caste-constitue en outre une association elle-même composite au sein de laquelle des humains, des sites, des troupeaux, des ancêtres, des montagnes, des divinités, des terroirs, des fonctions et mille autres choses encore participent à leur place à la diversité du monde dont le collectif est l’expression."
Citation tirée de l'ouvrage : Descola, Philippe, Les formes du visible, Paris, Seuil, 2021.
Propos d’Hélène David lors d’un échange de mails, le 12/05/2022
« J’ai commencé à assembler les photographies dans une démarche analogique. Un échantillon pour donner à voir des chemins possibles entre réel et mythologies basques ou préhistoriques. Archives du sol et protagonistes contemporains tentent un dialogue, dans une forme d’enchantement, face à la voracité monstrueuse de l’emprise foncière ici… Rien de définitif, juste un point à mi-parcours […] il s’agit plus d’une base d’échanges sur la forme à venir ».
JUIN 2022
«BIENVENUE DANS LE WILD WEST »
08# Bois st-Joseph - Parcelle 422.
« Le rapport au sol? C’est la chute. Un bûcheron ça tombe. Au bois Saint-Joseph, c’est un chantier difficile. La hantise, c’est que le tronc parte en bobsleigh sur la route et tue quelqu’un ».
Paul Urlacher, bûcheron.
« Ici, en forêt, nous sommes entre les prairies fauchées et les alpages. Ni paysans, ni bergers. Nous sommes des cueilleurs. Un hêtre pèse environ une tonne. Il ne suffit pas de couper les arbres, il faut accéder à la parcelle, les acheminer, les vendre ».
Julien Hiladoy, débardeur.
Après avoir découvert le Labourd et la Basse-Navarre, je remonte les pentes du Pays Basque pour rencontrer Paul et Julien, forestiers au Bois-Saint-Joseph, en Soule. (La troisième province des sept que compte Pays Basque, les quatre autres étant situées au Sud, au delà de la frontière franco-espagnole).
15 Juin 2022
Ce 15 Juin, il fait déjà chaud, très chaud. Le tracteur de débardage étant en panne, nous sillonnons les villages de Haute-Soule de mécanicien agricole en garagiste. Une journée de voiture propice à la conversation. Las de ces problèmes mécaniques récurrents, Julien lance « Tu crois que les machines ont une âme? Je travaille avec, je m’y suis résolu, ce que je ne voulais pas. Mais je préfère cela, C’est la garantie de ma liberté. J’ai fait ce que faisait Paul, mais on te dit, tu dois abattre tel arbre, et tu y vas. »
Le lendemain, le chantier peut redémarrer sur le sol ferreux-argileux. Paul m’explique :
« Parcelle 422. L’ONF a fait des marques rouges sur les arbres à abattre. Quand l’arbre tombe, il y a une tension, c’est un moment sous tension. La chute de l’arbre, c’est une concentration de danger. Ils sont massifs ces cons. Et puis il y aussi la pente, cette foutue pente. »
« Je vais au travail la peur au ventre, mais c’est une peur saine »
« les gens de la terre ne sont pas assez savants pour penser de travers , j’ai lu cette phrase dans un livre sur les paysans. Travailler avec le vivant, c’est donner la vie, la mort. Et on est stimulé, ne serait-ce que par les formes, ça évolue tout le temps. »
09#Le songe de Paul.
17 Juin 2022
Après une nuit de sommeil en forêt dans le Partner Teepee, j’attends les bûcherons.
La hêtraie filtre l’aurore bleutée. Les gars surgissent dans la forêt en utilitaire. Le thermos de café est bienvenue.
« J’ai pas de jus ce matin ». Paul rumine.
7h30. A la deuxième coupe, le hêtre s’encrave, les branches s’accrochant à celles de ses congénères. En coupant les charnières, Paul libère le cul de l’arbre. Et m’engage à fuir avec le bras. En quelques secondes, un fracas, et par une curieuse rotation-translation, l’hêtre écrase la tronçonneuse restée là à quelques mètres. Paul s’assoie sur une souche, dépité, et craque. Je tente une vaine consolation « moi aussi je serai dégoutée de perdre mon outil de travail ».
Sur le chemin lie de vin, nous réalisons quelques photos au smartphone de la compression de César. Julien, solidaire, dédramatise. Et précise « Depuis ce matin, je vois un bûcheron qui ne fait pas les choses en conscience, mais de manière automatique ; ça la forêt ne te le pardonne pas ».
JUILLET 2022
Franck Humbert, guide spéléologue à la Verna, nous parle en HF dans le casque. Sidérée par le lieu, je saisis quelques bribes.
« particularité de la Soule, ces grandes entailles » « Strate oblique, discordance caractéristique de la pierre calcaire »« les géologues se demandaient d’où venaient cette eau ».
« En 51, ils descendent un mec dans le gouffre avec un treuil bricolé, tiré par un autre gars qui pédale . 320m. Dans le puit le câble frotte de partout. Il y a des cailloux, c’est du délire cette descente ».
« C’était des loisirs, il fallait les moyens pour faire ça ».
« On est sur un tout petit monde, les explorations sont loin d’être terminées ».
«Le monde souterrain, c’est le silence ».
10# on a perdu le courant d’air
« D’où vient cette rivière? où est sa naissance? Sur le haut plateau, on cherche les gouffres. Il faut parcourir la montagne, avoir des contacts avec des locaux, des bergers. Ils sont toujours impressionnés par les gouffres, pour eux , un gouffre c’est malsain, les bêtes peuvent tomber ».
« Le vent nous guide, le courant d’air, l’ouïe : on est très attentif, détecter un ruisseau, un glissement d’air, le courant d’air et la goutte d’eau qui se transforment en ruisseau, puis en rivière, c’est notre guide. Ce courant d’air, il ne faut pas le perdre ; mais parfois on dit « on a perdu le courant d’air ». JFG
Jean-François Godart, directeur de La Verna et explorateur spéléologue.
Pendant cette semaine en Soule, je retourne à Saint-Engrâce pour échanger avec le directeur du site sur ses perceptions du sol.
11# on a perdu le courant d’air SUITE
« Ici c’est la mecque de l’exploration; il y a toujours des équipes »
« Pour nous explorateurs spéléo, il y a les grottes « mortes », fossiles, abandonnées par l’eau, des grottes non actives, moins vivantes ; enfin c’est le point de vue du spéléo.
L’archéo va pas chercher une grotte active, car une grotte active, ce n’est pas un abri, on dit aussi une grotte fossile, une grotte de concression.»
« Ce que j’aime, c’est être en quête de l’inconnu, avancer, chercher une galerie. A chaque virage, on ne sait pas ce qui est derrière ». « chaque grotte est singulière »
« quand il y a une rivière, cela la rend vivante. Le graal, c’est découvrir une rivière. »
« Quand on fait une exploration, on a tous les sens en éveil, on touche les cailloux, il y aussi le visuel, mais aussi l’ouïe. »
« Quand je rentrais de spéléo, mon épouse disait tu sens la grotte. »
« Avant on sentait l’acétylène, et on remontait avec du noir de charbon autour des yeux.»
« Ca sent la caverne, ça sent la pierre, un peu l’argile. Quand on ressort de la Verna, on sent les odeurs, fortement. »
« Le problème c’est l’eau et l’air qui passent par des fissures. Nous non, on ne peut pas passer. Aujourd’hui on utilise d’autres explosifs. On appelle ça des pailles. On calibre le passage.»
« Au départ, on est un peu dans le rêve, on imagine qu’on va trouver une caverne. Je rêvais d’aller plus loin et la nature m’en empêche. On émet des hypothèses à partir des connaissances. On va essayer de comprendre comment elle se développe. On ne trouve pas de caverne d’Ali Baba. Certains spéléos ont le nez, sentir les choses en surface, le modelé, le paysage, le relief. Par exemple des traces de sortie d’eau extérieures peuvent indiquer le passage d’un cours d’eau. Si le talweg s’arrête sur des éboulis, il va y avoir une grotte ».
« C’est un monde magique, désintéressé. Quelques karstologues et géologues. 40 à 50 guides spéléologues et guide canyon en France ».
Pour conclure Jean-François Godart rend hommage aux découvreurs : « Il ne faut jamais oublier d’où on vient ».
AOUT 2022
"Les mondes analogistes sont des assemblages gigantesques dans lesquels cosmos et société humaine s’entremêlent ; et c’est peut-être pour les rendre plus aisément maitrisables par la pensée et pour l’action qu’ils se voient découpés en unités interdépendantes, que structure une logique d’emboîtement segmentaire. Chacune de ces unités constitutives -clan, moitié, lignage, caste-constitue en outre une association elle-même composite au sein de laquelle des humains, des sites, des troupeaux, des ancêtres, des montagnes, des divinités, des terroirs, des fonctions et mille autres choses encore participent à leur place, à la diversité du monde dont le collectif est l’expression."
Citation tirée de l'ouvrage : Descola, Philippe, Les formes du visible, Paris, Seuil, 2021.
Il est temps de trier, renoncer, choisir, agencer les photographies pour trouver un nouveau langage visuel, un assemblage pour chaque objet, publication, collection, exposition.
SEPTEMBRE 2022
12#Epilogue
6 septembre 2022, bar La Royale
« Alors les cèpes? Qu’est ce qu’il y en a cette année. Mon voisin a ramassé 24 kg. Mais il y a rien dans les pieds, c’est creux! Il n’y a pas d’eau cette année ».
Michel au comptoir de La Royale.
En salle, entre les bras trapus de Lucien attablé, une petite bête plissée et tremblante, aux yeux verrons. Sous les casquettes, des voix commentent :
- David Bowie, sort de ce corps.
- Une andouillette, avec des grandes oreilles.
- Difficile d’imaginer le chien sous la bête.
- C’est Knakie, un teckel à poil ras. Acheté la semaine dernière! Il a deux mois. Parfait pour la chasse au sanglier et au rat, il leur mord les pieds.
7 Septembre 2022, bar La Royale
Le serveur : "deux cafés pour Mesdames."
- C’est un lapin tatoué sur ton bras?
- Sérieux? Non c’est Oziris, le Dieu égyptien, qui relie les vivants et les morts.
OCTOBRE 2022
Connivences secrètes avec le sol. Une première étape s’achève avec les phases de post-production puis de restitution au Département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque Nationale de France.
Entre temps, les canicules, les incendies et la sécheresse ont éprouvé beaucoup de Français. Comment répondre à l’inquiétude face à la transformation de nos milieux?
En Juillet, un échange avec Héloïse Conesa, chargée de la collection de la photographie contemporaine, et Emmanuelle Hascoët, chargée de mission, aboutit à une sélection de photographies. Cochon Pie Noir, poule rousse, chevaux Pottok, cromlechs, pignons de moissonneuse, main de Magdalénien, plantes pionnières, serre agricole et Karst rentrent à Richelieu. Le choix de ces représentations pour la collection Radiosocopie d’une France en crise, c’est déjà un signe que les temps changent.
La conviction, déjà opérante en 2022, de la nécessité de concilier fond et forme, propos et matérialité, m’encourage à chercher de nouveaux supports pour restituer ce travail. Avec Guillaume Geneste, tireur à la Chambre Noire, nous prenons le temps d’échanger. De travailler les fichiers, puis les tirages. Le papier Awagami Kozo, léger, résistant, fibreux, restitue une large gamme de couleurs subtiles et de noirs profonds. Une simple planche de médium viendra rigidifier les tirages. La prochaine étape : concevoir une exposition qui tienne dans un carton à dessin, tester un papier artisanal fabriqué en France, sourcer une essence de bois locale.
Se défaire des images. Les oeuvres d’exposition vont circuler et revenir au pays en 2024. Les tirages de la collection, eux, seront en lieu sûr, dans de grands tiroirs. En sont-elles moins agissantes? Je repense à ce témoignage de Bruno David, naturaliste, au sujet du poulpe du Musée océanographique de Monaco.
La nuit, à l’insu de tous, le céphalopode se glisse hors de son aquarium, rampe sur le sol carrelé et s’incruste dans l’aquarium voisin pour y déguster les coquillages. Avant de revenir dans sa boîte en verre et de refermer le couvercle.