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Territoire : Auvergne-Rhône-Alpes
Accompagner les acteurs d’une génération engagée, soucieuse de l’environnement autant que du respect des droits humains, dans un corps à corps avec la nuit et la montagne, aux différents points de passage, pour venir en aide aux exilés. Il s’agit de témoigner de ce geste simple et beau qu’ils accomplissent : celui de la main tendue vers une personne en difficulté.
Né en France en 1971. Vit à Paris. Grégoire Eloy devient photographe après une carrière dans la finance. Au début des années 2000, il photographie les pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale sur les traces de l’héritage soviétique, et les conflits du Sud-Caucase. S’intéressant à notre rapport à l’environnement et au sauvage lors de résidences en milieu naturel, il collabore avec la communauté scientifique pour une trilogie sur la science de la matière qui a fait l’objet de trois ouvrages. Il est lauréat en 2021 du prix Niépce et membre de Tendance floue.
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Journal de bord
« Il n'y a aucune forme de vie strictement autochtone (...] La relation au territoire est toujours un résultat, jamais un présupposé. » Emanuele Coccia
Briançon, le 24 octobre 2022
Je reviens à Briançon plus d’un an après. La neige n'est pas encore arrivée et les maraudes n'ont pas commencé. P., de l'association tous migrants, m'explique au téléphone qu'en dehors de l'hiver les maraudes en montagne sont difficiles à justifier vis-à-vis des forces de l'ordre. Les exilés sont aussi moins en danger. Je me rends aux Terrasses Solidaires, nouveau lieu d'accueil, suite au déménagement du refuge solidaire initialement situé près de la gare et où je me suis rendu en février 2021. Je m’inscris pour deux jours de bénévolat.
Briançon, le 25 octobre 2022
La capacité d'accueil du nouveau refuge solidaire est d'une soixantaine de lits. Le bâtiment à l'extérieur du centre de Briançon et partagé avec d'autres associations dont Médecins du Monde, Ekko, et le collectif des maraudeurs. Je me propose comme bénévole afin d’être au cœur du refuge, pour rencontrer les exilés, les militants, les maraudeurs, et me rendre utile aussi. Vu la situation d'urgence et la précarité des personnes exilées il me semble peu concevable de travailler sur un tel sujet dans la durée sans m’impliquer humainement. Je rencontre P., une des responsables de l’Association Tous Migrants, pour un café. Elle m'explique que les maraudeurs n’acceptent plus d'être suivis par les journalistes, les photographes, les vidéastes, suite à de mauvaises expériences avec Kombini, Brut et une réalisatrice de documentaire. La situation a échappé plusieurs fois aux maraudeurs qui sont extrêmement soucieux à l'idée d'être reconnus, identifiés et inquiétés par les forces de l'ordre. Car si en théorie le secours à une personne en difficulté est autorisé par la loi française, et ce sans distinction du pays d'origine avec ou sans papiers (droit de fraternité), les maraudeurs restent sous pression de la police qui profite de la proximité de la frontière pour refouler les exilés clandestins. P. me fait part aussi de la lassitude, la fatigue des bénévoles. Les maraudes sont de plus en plus compliquées à organiser car il y a peu de bénévoles expérimentés pour encadrer et former les nombreux volontaires qui affluent de toute la France. Je propose à P. toutes les garanties sur la préservation de l’anonymat des personnes photographiées (photographies de dos, de nuit, de loin, etc), je propose de lui montrer les photos pour validation avant diffusion, je lui montre les photos déjà réalisées l'année précédente. Je ne peux pas faire plus. Elle s'engage à présenter ma demande à la première réunion du collectif de maraudeurs prévue le 1er novembre et elle me tiendra au courant. Je n’ai que peu d’espoir.
Paris, le 2 novembre 2022
Je viens de recevoir un message de P. qui me confirme ce que je craignais : il n'y aura pas de photo en maraude cette année. Je compte sur une évolution de la situation mais je dois trouver une autre matière photographique en attendant. Je programme un deuxième séjour à Briançon à partir du 21 novembre.
Briançon, le 22 novembre 2022
À défaut de pouvoir accompagner les maraudeurs avec un appareil photo, je décide d’y aller sans, afin de montrer mon engagement dans le sujet, de pouvoir témoigner de ce que j'aurai vu et vécu avec eux et de gagner leur confiance. J'accompagne P. et A., un maraudeur originaire de Die. Nous restons en poste d’observation dans la neige à Montgenèvre pendant 2h, le froid est mordant mais la nuit est calme. Seulement trois iraniens seront mis à l’abri cette nuit-là par un autre groupe de maraudeurs. L'attente à Montgenèvre est l'occasion de reparler de ma démarche. Ils me proposent d'aller par moi-même à la rencontre d'exilés. Je leur explique que bien sûr j'y avais songé mais que le sujet c'est eux, les bénévoles.
Briançon, le 23 novembre 2022
J’installe un fond de papier blanc sur la terrasse du refuge solidaire et propose aux exilés de poser devant l'appareil photo. J'avais pour projet de mélanger les portraits de maraudeurs et d'exilés, mais de nouveau je me heurte à un refus de la part des maraudeurs qui ne souhaitent pas être photographiés. Pour certains cela semble être même une question d'éthique, de ne pas être mis en avant. À l'inverse, les exilés son heureux de poser devant l’appareil photo, certains m'en font la demande spontanément. Les séances s'enchaînent, elles sont tour à tour joyeuses ou solennelles, et se terminent toujours par un échange de coordonnées (WhatsApp ou Messenger), ce qui me permet de rester en contact avec chacun et d'envoyer les photos dès le lendemain.
Briançon, 24 novembre 2022
Je continue le bénévolat au refuge : aide à la préparation du petit déjeuner, du déjeuner ou du dîner, ce qui permet un maximum d'interactions avec les autres bénévoles et les exilés. Je remarque un homme aux yeux clairs isolé depuis plusieurs jours. Il s'appelle Ali, il vient de Téhéran et parle parfaitement anglais. Il me dit qu'il est ingénieur civil, qu'il a participé aux manifestations et qu'il a dû quitter précipitamment son pays. Il se met à pleurer en m'expliquant qu'il aime son pays malgré tout. Je suis embarrassé, tous les sujets ne sont pas faciles à aborder. Je lui demande ce qu'il a prévu pour la suite de son voyage, quand il a prévu de repartir, etc. Il ne semble pas au courant que le bureau du refuge peut l'aider à trouver les horaires de train ou de bus, à réserver ses billets. Il souhaite aller en Angleterre, je lui recommande de s’arranger pour ne pas dormir à Paris et d’arriver suffisamment tôt dans la capitale pour partir directement à Calais.
Breil-sur-Roya, le 6 décembre 2022
Je suis accueilli à Breil-sur-Roya chez N. où je vais passer ma semaine. Elle habite à la sortie du village après avoir vécu plusieurs années dans une ferme isolée près de celle de Cédric Hérrou. son déménagement elle était très impliquée dans l'accueil des exilés qui passent régulièrement dans la vallée, en provenance de Vintimille. La géographie très particulière de la région, avec en son cœur une vallée très encaissée entourée de montagnes, confrontent quotidiennement les habitants des villages au flux continu de migrants. La plupart ferment les yeux, soit par conviction, par lassitude ou simplement par crainte de poursuites judiciaires. Car nombreuses sont les personnes qui ont fait de la garde à vue pour avoir accueilli ou transporté des personnes exilées. N. me raconte le flux continu de personnes, les arrivées permanentes, le travail, le stress et la disponibilité que l’accueil nécessite. Aujourd'hui elle ne souhaite plus accueillir elle n'en a plus la force, comme beaucoup de bénévoles. Car les structures d'accueil n'existent pas dans la vallée, et accueillir une personne exilée en lui ouvrant sa porte ou en la prenant en voiture engage. Car la Roya est comme un cul-de-sac qui part d’Italie et mène en Italie, les cols sont surveillés. Même si nous sommes en France, la vallée est considérée comme une frontière par les forces de l’ordre, les migrants y sont arrêtés et refoulés en Italie. Toute aide extérieure à leur voyage ou leur séjour à la Roya pourra être assimilée à de l’aide au passage.
Breil-sur-Roya, le 7 décembre 2022
N. m'emmène faire des repérages le long de la route qui mène à Vintimille, à la sortie du village de Breil. Elle me montre où elle a vécu, dans une petite maison rurale en surplomb de la route qui serpente le long de la rivière jusqu’en Italie. La ferme de Cédric Herrou et juste à côté. Les migrants connaissent le chemin et arrivent parfois directement chez lui.
L'après-midi je rencontre S., l'une des responsables de l'association Roya Citoyenne. Elle me fait part de la difficulté que rencontrent les bénévoles qui veulent venir en aide aux exilés, de la fatigue et de la lassitude qu'elle ressent. Ils sont trop peu nombreux, ils sont inquiétés par les forces de l'ordre et la tâche est immense.
Les arrivées de migrants sont bien trop visibles, les besoins trop importants pour qu'ils soient ignorés.
S. me donne quelques contacts, et notamment celui de la responsable des maraudes en ville entre Menton et Vintimille. Il n'y a pas de maraudes en montagne car les exilés empruntent pour la plupart la route ou le chemin de fer. Il n'y en a pas non plus au Pas de la Mort, pourtant un lieu historique de passage par la montagne entre la France et l'Italie au-dessus de Menton. A défaut d'accompagner des bénévoles, je décide de m'y rendre seul, pour tenter de trouver le sentier qui part de Grimaldi Superiore, petit village qui surplombe la mer non loin de la frontière et aller à la rencontre des exilés qui tentent le passage. Ma première tentative s'avérera infructueuse, je me perds sur une fausse piste quasi impraticable, au milieu des arbustes et des ronces, et décide de faire demi-tour dans la nuit.
Grimaldi, Italie, le 8 décembre 2022
Je trouve le chemin qui accède au Pas de la Mort depuis Grimaldi superiore. Je découvre le décor sinistre des vêtements, valises, papiers disséminés sur les chemins qui m’indiquent malgré tout que je suis sur la bonne voie. Après quelques photos, je rencontre trois personnes à qui je me présente comme photographe mais je sens de la crainte. On se sert la main on discute un peu. Je leur demande où ils vont : ils me disent qu’ils marchent. Je les suis de loin. Je fais deux photos de dos et au premier virage ils se mettent à courir.
Le sentier est balisé, probablement par des activistes de la région, indiquant la direction de Menton aux exilés. Le sentier est raide, escarpé et débouche sur une portion grillagée au sommet. La vue sur menton est splendide. Je continue à marcher en suivant la signalétique peinte sur les rochers. Alors que je m’apprête à faire demi-tour pour retourner en Italie je croise deux puis trois personnes qui se méfient puis s’approchent finalement. En fait ils sont une dizaine. Ils me demandent à boire, à manger, des cigarettes. Je leur dis de bien suivre le sentier pour éviter une chute, même si je sais qu’ils seront probablement attendus en bas et refoulés par la police. Je ne fais pas de photo vu l’urgence et mon manque de préparation. Je reviendrai le lendemain.
Vallée de la Roya, le 9 décembre 2022
Nouvelle maraude solitaire au Pas de la Mort... Je n’ai croisé personne. Journée pluvieuse. Brouillard. Je laisse un peu de nourriture au sommet et rentre, déçu. Je repars le lendemain à Nice et à Paris.
Vallée de la Roya, le 10 décembre 2022
Hier, j’ai demandé des nouvelles à Ali, iranien rencontré en novembre à Briançon. Je n’ai pas de réponse depuis et mon message est indiqué comme non lu. Il a probablement fait la traversée de la Manche et doit avoir changé de numéro. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé, sachant que les mauvaises nouvelles arrivent régulièrement de cette partie de l’Europe. Comme il me le disait dans un message précédent, oui il fera attention de ne pas tenter la traversée par mauvais temps mais, en même temps, il n'a pas trop le choix. C’est frustrant de passer du temps avec des personnes au refuge de Briançon et de n'avoir que très peu de nouvelles une fois qu'ils en sont partis. Je me demande comment font les bénévoles qui sont impliqués depuis plusieurs années et forcément investis émotionnellement.
Birançon, le 20 décembre 2022
Sur le GR entre Briançon et Montgenèvre je croise 3 jeunes qui redescendent le sentier enneigé, à un rythme soutenu, raquettes au pied. Je les retrouve plus tard au refuge. Ce sont des militants qui arpentent les 15 km entre la station de ski et Briançon pour tasser la neige et faciliter la marche des exilés quand ils passeront. Ce même jour, je croise une biche qui marche calmement devant moi sur le même sentier.
Briançon, le 21 décembre 2022
Nous partons avec M. et S. pour une randonnée en soirée sur les sentiers de Montgenèvre, généralement empruntés par les exilés et les maraudeurs qui viennent à leur secours. S. est une bénévole historique de l'Association Tous Migrants qui ne souhaite pas être reconnue sur les images. Elle me demande aussi de ne pas photographier les lieux par lesquels nous passons qui pourraient être facilement identifiables. Je m’interroge sur la nécessité de ces précautions, puisque chaque nuit les policiers et les maraudeurs empruntent les mêmes routes, surveillent les mêmes sentiers, s’observent comme dans un jeu du chat et de la souris. Nous terminons de nuit. Je photographie avec une caméra thermique prêtée par mon beau-frère Nicolas. A notre retour dans la station de Montgenèvre nous nous faisons contrôler par des CRS en mission sur la frontière. Une discussion s’engage entre S. et un policier. Elle tient à exprimer sa lassitude face aux nombreux contrôles que subissent les habitants des villages alentour. Un policier me demande à quoi me sert ma caméra thermique (ils en ont une aussi). Je réponds avec un sourire : « Ça me sert à photographier les animaux, une biche hier notamment ».
Menton, le 20 janvier 2023
Je retourne sur la montagne au-dessus de Menton par la route de La Giraude. Après avoir garé la voiture, je retrouve à pied le GR qui mène en Italie et qui semble emprunté par les exilés, si j'en crois les fragments de papiers qui jonchent le sol. Comme ceux que l'on trouve sur le sentier du côté italien, ce sont les récépissés de la police aux frontières remis aux exilés arrêtés en France et refoulés en Italie. Ce jour-là je ne croise personne à part un habitant qui travaille sur sa maison, isolée dans la montagne, et qui me confirme le passage quasi quotidien d’exilés.
Menton, le 21 janvier 2023
Je fais des courses le matin avant de prendre la route de Nice vers Menton. Pain, fromage, biscuits, chocolat, eau que je souhaite partager avec les exilés que je croiserai éventuellement qui tentent de traverser la frontière. Ce sera l'occasion pour moi de m'asseoir avec eux, de leur poser quelques questions et de faire des photos. Nous sommes dimanche, il y a plusieurs promeneurs, ce à quoi je m'attendais. Comment cohabitent les promeneurs du dimanche et les exilés sur les sentiers ? Je croise un groupe de guinéens vers le sommet, pas du tout effrayés par ma présence. Nous nous saluons, je leur propose à manger et nous nous asseyons pour un pique-nique improvisé au bord du sentier. Ils me demandent par où passer pour éviter les contrôles de police qui les attendent en bas. Ils me disent qu'ils sont à Vintimille depuis 2 mois et que c'est leur 12eme tentative. Ils ont été refoulés hier et retentent déjà aujourd'hui. Je songe à l'absurdité de la situation : les forces de police mobilisées pour arrêter chaque jour des gens qu'ils ont arrêté la veille, qui vont gonfler artificiellement les statistiques de reconduite à la frontière, qui seront probablement comparés à des objectifs fixés par la préfecture. Les exilés guinéens sont jeunes, une vingtaine d'années au plus. Ils jettent un œil interrogateur aux hélicoptères qui passent au-dessus de nos têtes. Je tente de les rassurer en leur disant qu'il s'agit probablement d'un transport de personnes et non d’hélicoptères de la police. J'ai du mal à imaginer qu'ils en viendraient à utiliser des hélicoptères mais en même temps je n'en sais rien. La lumière tombe je les laisse partir après quelques photos en leur souhaitant bonne chance.
Saint-Dalmas-de-Tende, le 23 janvier 2023
Aujourd'hui je rencontre J., bénévole à l'association Roya Citoyenne. Elle fait partie de celles et ceux qui acceptent d'accueillir en urgence des familles en provenance de Vintimille, qui descendent du train à Breil, Fanton, ou Saint-Dalmas et qui passeraient leurs nuits en montagne ou dans la rue s’ils n’étaient pas accueillis. Elle est aussi en veille, en rotation avec d'autres bénévoles, avec le téléphone de l’association pour agir en cas d’urgence, de jour comme de nuit. Elle exprime ce que beaucoup ressentent : un mélange de frustration, de fatigue et de désespoir. Les citoyens prennent des risques de poursuite judiciaire pour pallier la déficience de l'État en termes d'accueil dans la vallée. Leur action lui semble par ailleurs dérisoire car les personnes qui repartent le lendemain ou le surlendemain ont nulle part où aller et se retrouveront pour la plupart de nouveau à Vintimille, après avoir été refoulés par les forces de police. Pour celles et ceux qui arrivent à passer, qu'adviendra-t-il une fois qu’ils seront à Nice, Marseille ou Paris, villes où les structures d'accueil sont saturées.
Breil-sur-Roya, le 25 janvier 2023
Après plusieurs semaines de démarches auprès de Marion Gachet, co-fondatrice d’Emmaüs Roya et compagne de Cédric Herrou, j'ai finalement l'autorisation aujourd’hui de venir faire le portrait de Bassekou Drame, guinéen arrivé en France il y a 5 ans, hébergé dans une famille d’accueil en région parisienne, et depuis 1 an, devenu compagnon à Emmaüs Roya. Je le retrouve ainsi que le reste de la communauté, dans la maison que Marion et Cédric ont acquis et retapé à Breil , au bord de la Roya. Bassekou s’occupe des poules (environ 800) dans la ferme de Cédric Herrou. Je réalise son portrait sur fond blanc après le déjeuner puis nous nous rendons en voiture à la ferme où je le suis dans ses tâches quotidiennes. Les autres compagnons s’occupent du potager et de la taille des oliviers. Il n’y a plus d’exilés accueillis à la ferme, Cédric et Marion ont décidé de se concentrer sur Emmaüs Roya pour proposer une solution d’accueil plus pérenne.