Territoires : France métropolitaine


Pour ce reportage, Aimée Thirion est allée à la rencontre de femmes exilées sur le territoire français. Optant pour un chromatisme ambré et des jeux de clair-obscur, elle saisit avec une juste distance leurs expressions, leurs gestes, entre pudeur et abandon, angoisse et soulagement.

Aimée Thirion
©Haydée Sabéran

Née en France en 1969. Vit à Lille. Aimée Thirion est photojournaliste depuis 1999. Elle travaille pour Le Monde, Libération, Les Jours, El Pais Semanal. En parallèle, elle s’investit dans des projets en France, en Algérie, au Liban, et réalise des expositions. Depuis 2004, elle couvre la situation des réfugiés palestiniens et syriens au Liban ainsi que les conditions de vie des travailleuses domestiques migrantes. En 2016, elle est sélectionnée pour la commande photographique nationale du Cnap « Réinventer Calais ».

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Journal de bord

Juin 2022. Lille

Je lis différents articles à propos de la migration féminine en France. Je regarde des documentaires. Je lis des livres. Celui de la chercheuse Camille Schmoll « Les damnées de la Mer : Femmes et frontières en Méditerranée », que Julia Pascual du journal Le Monde m’a conseillé, est passionnant. Je prends des notes, beaucoup de notes.

Juillet 2022. Lille

J’appelle Samantha Rouchard, une amie. J’ai connu Samantha à Beyrouth en 2011. Depuis nous sommes restés en contact. Aujourd’hui, elle est l’une des correspondantes du journal Libération à Marseille. Au téléphone je lui explique le projet, et lui demande si c’est une bonne idée de venir dans le Sud. Sa réponse est affirmative. Dans la journée elle m’envoie des premiers contacts d’associations, de collectifs, de femmes. Le lendemain je commence les appels. Le téléphone sonne parfois dans le vide. Je rappelle plus tard. J’envoie des mails. Après plusieurs réponses et des rendez-vous confirmés. C’est validé, je pars à Marseille fin août.

27 août 2022. Marseille

Je suis à Marseille où je vais rester une dizaine de jours.
Ce premier séjour va me permettre de rencontrer plusieurs structures.
Je me rends dans différents lieux, dont le CADA autogéré de Saint-Bazile et l’Auberge Marseillaise. Alieu Jalloh, originaire de Sierra Leone, président et fondateur de l’association des usagers de la PADA qui regroupe des exilés et les aide dans leur parcours, me parle d’une distribution de nourriture le samedi matin où je pourrais rencontrer différentes femmes. J’y serai.
Je décide aussi de contacter une avocate, Flora Gilbert, qui me reçoit dans son bureau quelques jours plus tard. Elle me parlera du milieu dans lequel évoluent les femmes victimes de traite et contraintes à la prostitution durant leur parcours migratoire.

Avec l’accord de chaque personne, je prends des notes et j’enregistre nos discussions. Ce qui me permettra plus tard d’écouter à nouveau l’ensemble.

Plusieurs des femmes rencontrées ont accepté de témoigner.
Nous décidons de nous revoir en octobre.

De retour à Lille, je me renseigne sur le pays d’origine de chaque femme, ce qui me permettra d’avoir une écoute plus intime.

12 septembre 2022. Lille

Je veux passer à l’association J’En suis, J’Y Reste - Centre Lesbien Gay Bi Trans Queer Intersexe et Féministe de Lille Nord-Pas de Calais. En juillet, Bruno Brive bénévole à J’En suis, J’Y Reste, m’avait expliqué que je pourrais peut-être y rencontrer des femmes qui ont fuit leur pays à cause de
leur orientation sexuelle. Je lui envoie un message. Le rendez-vous est confirmé pour jeudi à la permanence d’accueil entre 17h et 22h.

15 septembre 2022. Lille

A J’En suis, J’Y Reste, l’ambiance est agréable.
Hommes et femmes de tous pays, ici chacun accepte l’autre tel qu’il est.
Bruno me présente Clarisse. Clarisse est Camerounaise.
Je lui explique le projet. Elle me promet d’en parler autour d’elle et me propose de la rappeler dans quelques jours.

19 septembre 2022. Lille

Au téléphone Clarisse me parle de trois femmes. Mimi, Diane et Irène.
Toutes les trois ont fui le Cameroun à cause de leur orientation sexuelle. Je suis bien évidemment d’accord pour les rencontrer. Le lendemain Clarisse m’envoie un message. « Rendez-vous chez moi mercredi à 15h. Voici l’adresse... "

21 septembre 2022. Lille

Mimi, Diane et Irène sont là, chez Clarisse.
Je leur explique qui je suis, ce que je fais et pourquoi. Les photos, les interviews, et à quoi cela va servir. La BnF, les magazines... Elles acceptent ma présence.
Mimi, Diane et Irène m’expliquent ce que subissent, dans leur pays, les personnes soupçonnées d’avoir des relations sexuelles avec une personne du même sexe. Elles me montrent, sur leurs téléphones portables, des photos, des vidéos. Arrestations. Agressions. Lynchages. Les images sont insoutenables. Le lendemain, je les revois dans la soirée, nous discutons encore. Je passe du temps avec elles. Quand la situation le permet je ne photographie pas tout de suite. J’observe. J’écoute. Vers 21h nous nous quittons. On se reverra à mon retour de Marseille.

3 octobre 2022. Marseille

Je revois les femmes rencontrées en Août.

Avec Ouafa nous nous retrouvons à la terrasse d’un café.
Je l’écoute. J’enregistre. Je note les dates importantes pour les récits qui accompagneront les photos. Ouafa est à Marseille depuis quelques années, avec son mari et deux de ses enfants, une de ses filles est restée en Algérie, lorsqu’elle en parle l’émotion la submerge, sa fille lui manque. Elle seule travaille pour payer le loyer, et nourrir ses enfants. Elle me raconte. Au bout d’un moment, nous décidons de partir ensemble dans l’immeuble où elle habite. Nous prenons le tramway, le bus. Nous y sommes, la Belle de Mai, 3ème arrondissement, dans l’immeuble Gyptis I connu pour son insalubrité. Le Gytpis I c’est plus de deux cents studios sur dix étages. C’est aussi les mafias, la drogue, les règlements de compte, les morts, les rats, les cafards. Chaque mois pour pouvoir rester dans un minuscule studio Ouafa paye 350 euros à un homme dont elle ne sait rien. Elle n’en peut plus. Sa priorité aujourd’hui, c’est de quitter ce lieu.
Il est 20h. Je m’apprête à partir. Ouafa ne veut pas que je sorte seule, elle demande à son mari de m’accompagner jusqu’à l’arrêt de bus. Sur le chemin je repense à ce que je viens de voir « Mais comment fait-elle pour tenir ? » Ouafa est belle, déterminée, elle a une force incroyable, c’est ça que je veux faire apparaître dans les photos.

Les jours suivant je rencontre, j’écoute et je photographie, Grace, Happy, Zenab, Salé, M’Balia, Aïssatou, Hanane... Elles me parlent de leurs pays d’origine, des raisons de leurs départs, de la route, de la France. Certaines pleurent, je leur prends la main. Je leur explique que l’on peut arrêter. Elles me regardent, se frottent les yeux, et continuent. Elles me disent  « C’est important de raconter ». Toutes ont quitté leur pays seules, à cause des violences envers les femmes, du mariage forcé, de l’excision… D’autres pensaient se rendre en Europe pour poursuivre leurs études, travailler dans la mode, et ont été contraintes à se prostituer.

Puis il y a Natia. Natia vient de Géorgie. Elle est venue en France avec son mari. Lui a été renvoyé au pays.

Avant de retourner à Lille. Je veux faire des photos de squats. J’appelle Kamel, un habitant de la cité des Flamants rencontré en août. Il est enthousiaste à l’idée de m’accompagner. Nous nous retrouvons un matin, tôt. Kamel me balade en voiture. A chaque arrêt, il me raconte l’histoire des lieux que je photographie.

15 octobre 2022. Retour à Lille

Dans le train vers Lille. Je repense à toutes ces femmes. A cet élan de vie qui les anime.
De leurs récits, j’en garderai quelques secrets.
Pour beaucoup, leur parcours migratoire aurait pu les briser.
Mais aujourd’hui elles sont là. Vivantes ! Je ferme les yeux. Ces femmes sont des battantes !

17 octobre 2022. Maubeuge

Je suis à la brasserie Au Bureau, à Maubeuge. Il est 18h35 et Inna va arriver.
Ukrainienne, Inna est en France depuis un moment. Elle était retournée sur place, en vacances, peu de temps avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle a d’abord vécu en Belgique, puis ce sera la France. Nous discutons une bonne heure ensemble et nous décidons d’une date pour nous revoir, ce sera vers le 20 novembre.

27 octobre 2022. Calais

Mariam du Secours Catholique de Calais m’a proposé de venir chez elle pour discuter de la situation de femmes exilées dans la région. Certaines d’entre elles sont reparties en Allemagne pour la période de l’hiver. D’autres sont toujours à Calais et espèrent un passage en Angleterre. Quelques unes dorment encore dans des campements. Après plusieurs heures d’une discussion passionnante, je retourne à Lille. Je reviendrai le 10 novembre au Secours Catholique.

28 octobre 2022. Lille

Avec Diane et Irène nous nous rejoignons chez Clarisse. Mimi n’est pas là, elle n’est plus à Lille, durant mon séjour à Marseille Mimi a trouvé une place dans un foyer à Valenciennes. J’essaierai de la contacter plus tard.
Je prends du temps pour faire des photos. Puis Diane m’invite à m’assoir autour d’une table. Elle me verse un verre de soda orange et me tend une assiette de biscuits apéritifs. Comme à chaque fois je demande si je peux enregistrer notre discussion. Diane et Irène me racontent chacune leur départ. L’impossibilité de rester au Cameroun. Le lynchage pour Irène qui fut surprise avec sa copine. La Guinée équatoriale pour Diane. Un passage en Turquie pour les deux. Le départ pour la Grèce. Leur
rencontre dans le zodiaque lorsque le jour s’est levé et le commencement d’une grande amitié. L’arrivée en Grèce, après trois tentatives de traversée. Le camp de Samos, les rats, l’impossibilité de dormir, la période du Covid 19. Athènes. La décision de quitter la Grèce pour venir en France. Le travail aux champs, 8 heures pour 25 euros. Les économies pour payer le voyage. Le départ de la Grèce.

Juillet 2022, elles arrivent en France.

Un silence s’installe.

Soudain, Diane et Irène me disent « Être une femme sur ces routes, s’est aussi parfois être obliger de se « sacrifier » pour pouvoir rester en vie. »

Avant de partir Irène m’interpelle « Aimée, maintenant quand je regarde en arrière je me dis : « Est-ce bien moi qui ai traversé tout ça ? ». Quand tu es sur la route tu as une force extraordinaire qui te pousse à continuer ».

29 octobre. Lille

Je suis sur une des routes migratoires. Les récits se chevauchent. J’entends des cris. Je cours. Je pleure. Je tombe.

6h30 : Le réveil sonne. Je suis dans mon lit. Je me lève.

31 octobre. Lille

J’ai un message d’Ouafa «  Finalement j’ai trouvé un nouveau logement. Vendredi je m’y installe. Si tu as du temps demain après 15h. Je t’appelle. Je t’explique ».

4 novembre. Je suis dans le train vers Paris.

A suivre…